DIALOGUE NEUF

Le feu

Elle s'appelle Lucie

Le monastère

Tôt dans l'après-midi les cloches avaient sonné à n'en plus finir. C'était le tocsin. Un feu de broussailles s'était déclaré, qui menaçait un village voisin. La situation était critique par suite du manque d'eau. Les pompiers de la ville étaient occupés par d autres sinistres, on ne savait pas s'ils pourraient arriver à temps. Les hommes et les jeunes du village se préparèrent rapidement à se rendre sur les lieux avec des pelles, des seaux, des haches. Je me joignis à eux. Elle était montée, très pâle, dans la deuxième voiture. Le paysage avait une apparence insolite. La lumière était ocre, un grand nuage jaune et gris montait de derrière la crête, et le vent assez violent l'entraînait loin au-dessus de la mer. Les ombres étaient indécises. Une odeur âcre emplissait l'atmosphère, et de temps en temps des particules de cendres tombaient. Ce paysage où le feu n'était encore pas visible, avait quelque chose de poignant. Dans la voiture qui roulait rapidement sur la route tortueuse, le silence avait une gravité particulière. Pendant l'été le feu était l'ennemi commun, et je sentais que les rivalités de village à village ou d'homme à homme s'évanouissaient.

Brusquement nous fumes face au feu. Il avait déjà consumé un vaste pan de la montagne. Il avait traversé la route où nous roulions, désormais jonchée de branchettes calcinées. Il remontait maintenant la pente. Au dire des hommes d'expérience, si le vent ne changeait pas, le village n'était plus en danger, mais le monastère, qui pour l'instant me semblait fort loin, était directement sous le vent du feu. Il risquait d'être atteint dans la soirée. Tout le monde fut d'accord pour se porter au secours des quelques moines en danger, alors que je soupçonnais un fort pourcentage parmi les sauveteurs d'être des mangeurs de curé. Le passage fut assez difficile, car il fallait libérer la route, et le feu qui n'était pas encore complètement éteint rendait le secteur suffocant. Nous arrivâmes à pied d'œuvre.

Les secours s'étaient déjà organisés, avec des moyens de fortune. Il était hors de question de s'attaquer à l'incendie même que le vent propageait avec une grande rapidité. Pendant la dernière heure son avancée avait été nettement repérable, aussi fallait-il se préparer à défendre ce qui pouvait être défendu, faire la part du feu, et l'on serait heureux de pouvoir sauver quelque chose.

Un vieux moine dirigeait les opérations et décida de prendre l'incendie de court en créant un pare-feu. C'était délicat à cause de la fureur du vent. Il s'agissait de brûler avec de grandes précautions une bande de broussailles entre le monastère et le feu. Une flammèche risquait toujours de passer l'obstacle, aussi devait-on nettoyer au mieux la zone de pare-feu et veiller avec des pelles et de la terre. Le plan était risqué mais tous convinrent qu'il était le seul à pouvoir réussir. Des équipes formées à la hâte se distribuèrent les tâches. Au loin on voyait l'immense brasier qui s'illuminait plus violemment chaque fois qu'il atteignait un arbre. Le spectacle avait une beauté pathétique qui m'étreignait. L'opération progressait lentement. La fatigue commençait à se sentir mais une résolution farouche unissait tous les hommes. On resterait jusqu'à la fin.

A un moment je m'étais trouvé près d'elle et je lui avais demandé pourquoi elle était venue, car cela ne me semblait pas la place d'une femme. Elle m'avait répondu que son père était mort en défendant leur maison contre un incendie.

L'intonation de sa voix me frappa. Pour elle visiblement le feu était comme une personne, un malfaiteur, qu'elle voulait mettre hors d'état de nuire. Et ce sentiment me semblait partagé par la plupart des volontaires. Ils utilisaient des expressions surprenantes pour parler du feu comme d'un dieu barbare. Ils invectivaient aussi le vent avec violence et respect. Je découvrais de plus près ces grandes forces de la nature qui n ont plus de prise sur l'homme de la ville, et j e comprenais mieux une certaine religiosité primitive dont les racines étaient si profondément naturelles. A la tombée du jour le pare-feu était établi, chacun reprenait espoir. Il n'y avait plus qu'à attendre le choc. Les moines apportèrent du vin, du fromage et du pain, et ce bref moment de répit redonna courage à tout le monde. L'atmosphère était étouffante, les yeux piquaient terriblement, et cette fumée chaude et épaisse était à respirer un véritable supplice.

Je m'approchai d'elle avec une gourde d'eau, car j'avais remarqué qu'elle n'avait pas bu le vin. Elle me sourit. Dans la lumière tragique du brasier désormais tout proche, elle était belle. Nous n'échangeâmes pas plus de dix mots pendant toute cette veille. Mais nous n'avions d'yeux que l'un pour l'autre. Quelque chose de très fort et de très pur passait entre nous sans même que nous y prissions garde. Une communication à un niveau ignoré, pleinement réciproque, sans besoin d'un support sensible, comme la parole, pour se réaliser. Pour la première fois je l'avais appelée par son nom et il m'en était resté comme une chaleur dans la poitrine.

Vers deux heures du matin le danger était pratiquement écarté. Le feu avait dépassé la zone du monastère et remontait plus haut sur la montagne. Il allait atteindre une région caillouteuse où il devait mourir faute de combustible. Seul un retournement du vent aurait été à craindre, mais il était improbable. Une partie des sauveteurs pouvaient partir. Je réussis à convaincre Lucie de prendre la première voiture car elle était morte de fatigue. Je restai au monastère avec un groupe. Un tour de garde fut organisé. Nous trouvâmes un peu de repos dans les cellules que les moines mirent à notre disposition. La nuit se termina sans autre alerte. Au matin le vent était tombé. Le ciel avait retrouvé sa pureté.

Le décor était extraordinaire. L'agitation de la veille m'avait empêché de rendre compte de la beauté du site. Le monastère était construit à quelques centaines de mètres d'altitude. Plus haut, tout était sauvage et rocailleux, d'une âpreté mystique. Vers le bas, les collines s'étageaient jusqu'à la mer que l'on voyait de cette altitude s'étendre jusqu'à des centaines de kilomètres. Le vent avait balayé les impuretés et l'humidité. L'atmosphère était d'une transparence exceptionnelle qui rapprochait les distances et permettait de distinguer les moindres détails. Les bâtiments étaient entourés d'un superbe bois de pins et de chênes verts qui avait pu être protégé, et humanisait le cirque rocheux dominant le paysage. Les oliviers gris pâle un peu en-dessus, et les vignes encore plus bas attestaient la présence des hommes. La mer immense, les hautes montagnes toutes proches et leurs neiges éternelles parlaient du Créateur avec un lyrisme rare. Jamais je n'avais rencontré un site plus favorable à la méditation. S'il n'y avait pas déjà eu un monastère, il aurait fallu en construire un.

Alors que la dernière équipe rentrait au village je me promis de revenir en ce lieu dont je devinais la paix, malgré les circonstances dramatiques de cette première visite. Je sentais confusément qu'un message m'attendait dans ce cloître, dont je devais déchiffrer l'énigme.

Dialogue dix Le soleil plein le ciel