DIALOGUE DIX

Je l'aime

Elle m'aime

Ce damné "petit-tailleur-de-chez-Chanel"

- Lucie: Vous m'attendiez? J'ai su que tout s'est bien terminé. J'aurais été si triste que le monastère soit détruit.

- Moi: Vous n'avez pas été trop secouée?

- Lucie: Vous savez, quand je vois du feu, j'ai devant les yeux notre maison qui brûle, et mon père.

- Moi: Excusez-moi de vous avoir ramenée à ces souvenirs.

- Lucie: Non, ce n'est rien. C'est moi qui dois vous remercier.

Cette nuit j'étais calme et presque heureuse. Et vous allez rire, mais je n'aurais pas voulu partir. Vous croyez que je suis amoureuse?

- Moi: Et moi?

- Lucie: Je ne sais pas, cela me parait tellement irréel. Et pourtant c'est vrai. Ce soir je suis venue plus tôt, parce que j'étais sûre que vous seriez là, et vous êtes là.

- Moi: Toute la journée j'ai attendu le coucher du soleil et le moment de venir ici pour vous attendre.

- Lucie: Mes petits travaux quotidiens à la maison avaient une autre saveur aujourd'hui. Je ne m'ennuyais plus. Tout me rapprochait de vous.

- Moi: Depuis la première fois que je vous ai vue, j'ai l'impression que nous sommes faits l'un pour l'autre. C'est étrange, vous étiez ici en train de remplir votre cruche. Vous ne m avez même pas vu. Vous étiez trop attentive à votre geste. Il y avait tant de sérieux et d'harmonie dans cette action banale que vous m'avez semblé différente des autres. Au fait, pourquoi venez-vous chercher l'eau ici? Je veux bien croire qu'elle est bonne, mais celle du village l'est aussi. D'ailleurs ne disposez-vous pas maintenant de l'eau courante captée à une source?

- Lucie: C'est étrange en effet. Mais j'aime cette promenade. J'aime venir jusqu'à cette chapelle.

- Moi: Quelle chapelle?

- Lucie: Ici, cette fontaine est une vieille chapelle. Voyez vous, entre les deux jets de la source, cette table de pierre. Elle peut servir d'autel. Au-dessus, très usé, un bas-relief. Il représente l'histoire de cette source.

- Moi: Racontez-moi cette histoire.

- Lucie: C'est une belle histoire. Peut-être légendaire mais qu'importe. Au moyen âge la région était constamment menacée d'incursions barbaresques. D'où la présence d'une tour au sommet du village. On raconte qu'un jour, un pirate captura une très belle jeune fille chrétienne qu'il voulut séduire. Elle se refusa, malgré toutes ses promesses et toutes ses menaces. Mors furieux il la fit tuer. Mais il choisit un supplice particulièrement cruel. On l'amena ici même, et on lui coupa les seins avant de la crucifier. Elle mourut en pardonnant à ses bourreaux, mais à l'emplacement où ses seins étaient tombés, deux sources jumelles jaillirent. Malgré les plus grandes sécheresses elles n'ont jamais tari. Par la suite une chapelle fut construite en honneur de celle qui est considérée comme la patronne du village. On y vient en procession avec le grand tableau qui représente son supplice et que vous avez peut-être remarqué sur la droite dans l'église. Je viens presque tous les jours, du moins en été. Vous me demandez pourquoi. Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé la question. Anciennement beaucoup de gens venaient, avant les réfrigérateurs et l'eau courante, parce que l'eau est très fraîche et délicieuse. Moi je viens encore. C'est vrai, sans raison. Mais ne vous plaignez pas. Au fond c'est grâce à cette fontaine si nous nous sommes connus.

- Moi: Je ne me plains pas.

- Lucie: Il faut que je rentre maintenant.

- Moi: Laissez-moi porter la cruche.

- Lucie: Non je suis habituée.

- Moi: Vous savez que cela m'impressionne de vous voir avec ce lourd fardeau sur la tête; je n'arrive pas à comprendre comment il tient en équilibre.

- Lucie: Question d'habitude. Donnez-la moi, allez!

- Moi: Si je la porte, j'ai une raison de vous accompagner, ne me retirez pas cette joie.

- Lucie: Dans ce cas, je capitule, mais gare à vous si vous renverser mon eau. Tenez, vous commencez déjà. Vous avez vraiment une façon retardataire de porter une cruche. Mais je vous pardonne.

- Moi: Vous me pardonnez, alors ça va.

Je l'accompagnai jusque devant sa porte, je lui tendis une cruche à moitié vide. Elle la prit avec un sourire radieux dont je me demandai s'il n'était pas un peu moqueur. Je ne m'attardai pas là-dessus et rentrai rapidement chez mes amis. Ils prenaient le frais sur la terrasse. On m'offrit un apéritif. Tout le monde parlait de l'incendie. On me demanda mes impressions de sauveteur. Je racontai la journée et la nuit précédentes mais je m'étendis sur l'impression que m ' avait faite le monastère lui-même, et sur ma crainte rétrospective de voir un aussi beau monument détruit par le feu. On décida d'y retourner le surlendemain pour profiter de la messe qui attirait bon nombre d'amateurs de grégorien. Une grande discussion suivit sur l'éthique et l'esthétique. Sur l'art sacré, le réalisme socialiste et les marchands de tableaux. Conversation qui m'eut passionné si je n'avais été aussi fatigué par les péripéties de la nuit précédente. Je demandai assez tôt la permission de me retirer, et je retrouvai avec soulagement mon lit de fer et mon scaphandrier surréaliste.

J'étais trop fatigué pour m'endormir. Les deux derniers jours avaient été fertiles en événements dont je mesurais l'importance. Lucie et moi nous nous étions pratiquement déclaré notre amour. Mais tout n'était pas clair en moi. Indubitablement je 1'aimais et elle m'aimait. Mais quel était le sens de cette affection? A notre âge, nous avions naturellement tendance à penser qu'elle serait éternelle. Je m'étais dit à son sujet qu'elle était la femme-de-ma-vie. Mais n'était-ce pas une illusion, et l'été ne nous jouait-il pas un tour à sa façon?

Il n'y avait pas à regarder bien loin pour voir des garçons et des filles qui cherchaient une bonne fortune saisonnière. C'était peut-être ce qui nous arrivait inconsciemment, en tout bien tout honneur. Tant de choses se passent en nous que nous croyons contrôler et qui en fait nous échappent. Nous étions si différents l'un de l'autre. Certes on peut toujours dire que l'amour fait surmonter les plus grands obstacles. Ici elle était parfaite. Mais supporterait-elle d'être transplantée? Elle ne serait jamais aussi belle que dans sa robe longue et son foulard noué autour de la tête. Comment porterait elle un petit-tailleur-de-chez-Chanel?

J'étais en vacances, et le silence, le soleil, la terre, tout me plaisait, mais je n'étais en rien un campagnard. Autant il me paraissait difficile de lui demander de vivre ma vie, autant sa vie, même si je l'enviais d'une certaine façon, me paraissait invivable. Je ne pouvais rester longtemps loin des théâtres, des cinémas, des librairies, des amis qu'on rencontre à Saint-Germain-des-Prés. J'avais besoin d'existants intellectuels et artistiques. Je sentais qu'elle ne pouvait pas s'éloigner de la mer, du ciel transparent, de la fontaine miraculeuse. A force de volonté nous aurions pu l'un et l'autre changer de vie. Mais à quel prix? Serions-nous capables ainsi de donner le bonheur à l'autre, ou ne construirions-nous qu'une maison sur le sable? Pourtant nous nous aimions. Valait-il mieux tout rompre tout de suite, pour éviter une séparation plus cruelle? Mais cette séparation était-elle inévitable? Au lieu d'être une fois de plus pessimiste, peut-être devais-je faire confiance à une situation qu'honnêtement je ne pensais pas avoir provoquée.

Lâchement, je me refusais à trancher et m'en remis au temps. Peut-être au fond était-ce sage puisque le temps apporte souvent la solution aux problèmes les plus compliqués. De toute manière, mon raisonnement m'échappait. Déjà le sommeil m'entraînait dans un monde hallucinant peuplé d'arbres calcinés, de scaphandriers gouailleurs, de défilés de petits-tailleurs-de-chez-Chanel, et de cruches à moitié vides.

Dialogue onze Le soleil plein le ciel