DIALOGUE ONZE
La gauche et la droite
La quadrature du cercle
Métaphysique
- Lui: Je peux entrer?
- Moi:...
- Lui: Je t'ai éveillé, pardonne-moi.
- Moi: Non, c'est de ma faute, il doit être horriblement tard. D'ailleurs je suis content de te voir.
- Lui: J'avais un prétexte pour te déranger, et une raison véritable.
- Moi: Dis le prétexte.
- Lui: Ça doit se voir, j'ai égaré mon peigne, et si je me présente comme je suis, elle me fusillera à l'aube.
- Moi: Dans le tiroir à gauche. Et la raison véritable?
- Lui: Je ne trouve pas.
- Moi: Dis, tu n'as pas l'air d'avoir une notion très précise de la droite et de la gauche.
- Lui: Ne m'en parle pas. Il faut que je me prenne par la main et que je réfléchisse un moment. Ha! j'ai trouvé.
- Moi: J'attends ta raison véritable.
- Lui: C'est juste. Hier tu ne me semblais pas dans ton assiette. Tu répondais par monosyllabes. Tu es parti très tôt. La fatigue était une explication facile. Mais notre amie et moi nous avions l'impression qu'il devait s'agir d'autre chose. Je ne voudrais pas être indiscret. Même si mon intervention est peut-être maladroite. Je voudrais seulement être près de toi si quelque chose ne va pas.
- Moi: Laisse-moi retrouver mes esprits. Je me lève. Je me lave comme un chat. Je m'habille en un tour de main. Je me peigne avec le détachement de quelqu'un qui sait très bien que la première brise le décoiffera. Et je te propose de faire une ballade. L'air iodé nous tonifiera et nous éclaircira les idées. D'accord?
- Lui: Et puisqu'il faut sortir, sortons.
- Moi: Connais-tu la tour?
- Lui: De loin seulement.
Au-dessus des maisons de la place se dressait la tour, lourde bâtisse de pierres sèches rongées par l'air marin et les vents d'hiver. Quelles obscures raisons avaient amené ses constructeurs à en arrondir deux angles sur quatre, ce qui lui donnait l'allure d'une tour ronde ou carrée selon le point de vue? Certes une telle particularité occasionnait souvent des discussions cocasses entre fins observateurs qui tenaient obstinément pour la tour ronde ou la tour carrée. Peut-être devant l'urgence de se défendre, les fondateurs du village incapables de prendre ce grave parti esthétique, avaient-ils opté pour un banal compromis.
- Moi: Tu avais raison. Ce n'était ni la fatigue ni l'émotion de l'incendie qui me rendait patraque hier soir. Mais si tu veux tout savoir, cela risque d'être long.
- Lui: Si tu me fais confiance, je t'écoute.
- Moi: Regarde, tu n'avais jamais vu de câprier, en voici un. Tout gosse j'aimais cette maison à cause de ce câprier dont les fleurs étaient délicates et d'une odeur de miel. Pense que, dans le rez-de-chaussée qui est en partie creusé dans le rocher, il y avait des poules et une chèvre.
Je t'ai déjà raconté beaucoup de choses, ou du moins les plus importantes, puisque tu sais à quel point en est ma recherche de la vérité. Grosso modo au point mort. Sincèrement, je crois que je donnerais la vie si j'étais sûr de trouver la lumière. Je sais que cela a l'air d'une figure de rhétorique, mais si c'en est une, c'est inconsciemment. Mon attitude jusqu'à présent a été de ne rien décider qui me détermine dans une direction donnée et qui m'empêche de choisir la vérité si je la rencontre un jour. Tu vois ce que je veux dire.
- Lui: Pas dans la pratique.
- Moi: Si. Ecoute. Supposons que Dieu existe. Mors c'est lui la vérité. Je veux le choisir. Cela m'entraîne dans des conséquences pratiques très précises. Par exemple je ne peux plus en faire à ma tête. Ma vérité sera de tâcher de me conformer à son amour. Tu sais que je suis incapable actuellement de considérer le problème de Dieu comme dos, ni d'un côté ni de l'autre. Mais si je prends certaines options, je risque d'être coincé dans quelque temps.
- Lui: Tu te situes par rapport à la vérité comme moi par rapport a la liberté, je vois à peu près. Ce qui me manque c'est le dernier chaînon. Quelle option t'inquiète actuellement?
- Moi: Je suis amoureux.
- Lui: Pas depuis hier?
- Moi: Disons qu'hier j'en ai eu la preuve.
- Lui: Je risque d'être de mauvais conseil, à considérer mon histoire contemporaine. Mais dis-moi, je ne saisis pas. Ne m'as-tu pas soutenu toi-même que le mariage n'est pas un obstacle à vivre pour Dieu?
- Moi: Mais n'es-tu pas l'exemple de quelqu'un qui se pose la même question que moi? Seulement, si toi tu peux prendre des décisions parce que tu sais où tu en es, moi non. Tu vois mon dilemme. Ajoute à cela qu'elle est très différente, et que la vie commune n'est pas facile à envisager. Pourtant je l'aime et c'est réciproque. Et si je n'y vois pas clair, je sens que je risque de précipiter les choses du côté où j'entrevois le plus de plaisirs, c'est à dire vers elle.
- Lui: Je ne voudrais pas être l'aveugle qui guide un autre aveugle. Moi-même je suis loin d'être sorti de l'impasse. Mais j'ai acquis une conviction: C'est que, d'une part, Dieu ne se laisse pas vaincre en fait de générosité et que, d'autre part, si tu agis selon la vérité, tu atteindras la lumière. Vous vous aimez? Aimez-vous selon la vérité, en ne cherchant pas à posséder l'autre, mais à le rendre plus libre. C'est terriblement difficile et cruel, mais je suis sur qu'il n'y a pas d'autre moyen de devenir soi-même.
- Moi: Comment peut-on être libre si on. n'a pas le choix entre plusieurs solutions, toutes choses étant égales d'ailleurs?
- Lui: Qu'entends-tu par là?
- Moi: Admettons que Dieu existe. Dans ce cas, je ne veux pas le choisir pour avoir une vie heureuse assurée grâce au centuple qu'il me rendra. J'aurai d'emblée en poche le ticket pour une place au premier rang de la vie éternelle. Je n'aime pas les marchandages. Je ne peux pas croire que Dieu soit un maquignon. S'il veut que je l'aime, c'est à dire que je le choisisse en connaissance de cause, il doit m'en donner le moyen. S'il utilise les circonstances, mon subconscient ou ma lassitude pour m'accaparer, je ne suis plus d'accord et je ne peux plus croire à son amour pour moi ni à mon amour pour lui.
- Lui: Qu'attends-tu de lui? Ton attitude n'est-elle pas contradictoire? D'une part tu veux qu'il t'éclaire assez pour que le doute ne te soit plus permis. Mais d'autre part tu nies à cette lumière le droit de t'envahir de son évidence.
- Moi: Non, je suis prêt, je veux être prêt à ce que Dieu m'envahisse et me désinstalle. Je suis sincère, je t'assure, quand je dis cela. Je veux être prêt à assumer toutes les conséquences d'une rencontre éventuelle avec lui. Mais pour être sûr que c'est bien de Dieu qu'il s'agit, et non d'une nouvelle construction de mon esprit, je crois qu'il doit me faire expérimenter une libération totale. Je crois qu'il doit me donner la preuve irréfutable qu'il est amour. Et donc qu'il n'a aucun intérêt à m'aimer ni à ce que je l'aime, et qu'il m'aimerait encore si je le refusais et si je niais son évidence.
- Lui: Je vais te répéter ce que je te disais l'autre jour. La liberté c'est renoncer à l'évidence du crépuscule pour se tourner vers les annonces de l'aube. Le soleil t'attend au-delà de la nuit. Accepte de plonger dans la nuit.
- Moi: Ce que tu me demandes est au-dessus de mes forces. Cela me parait une théorie. J'ai une répulsion instinctive devant tout ce qui ressemble à une théorie, tout ce qui risque de m'enfermer dans un système. Je ne peux pas croire que Dieu soit un super-système.
- Lui: Demandons-lui de te donner la lumière.
- Moi: Crois-tu qu'il le ferait? Avec toi maintenant j'ai presque confiance. Comment ne pas croire en Dieu alors qu'il semble te parler dans un spectacle aussi beau? Etant gosse j'aimais venir ici, peut-être parce que c'était défendu à cause du danger. Tu vois ce trou. Approche-t'en si tu n'as pas le vertige. Il surplombe la mer de cent vingt mètres. Un garçon s'amusait à en faire le tour, le corps dans le vide, en s'agrippant avec les mains.
J'avais une peur bleue en le voyant. Maintenant c'est la mer si vaste devant nous et le ciel qui me prennent à la gorge. Devant ces beautés je suis cloué sur place, et tout mon être est contraint à ce que mon esprit refuse encore parce qu'il exige la lumière: l'adoration.
Je me surprends parfois à converser avec une présence qui vibre dans les choses. Lorsque c'est la nuit je l'appelle nuit ou étoiles, lorsque c'est le jour je l'appelle soleil ou jour. Lorsque c'est devant la mer, je l'appelle mer. Lorsque c'est devant un montagne, ou une fleur, ou un homme, ou une pierre, je l'appelle montagne, fleur, homme ou pierre. Mais c'est la même personne avec qui je parle, et je me refuse encore à l'appeler par son vrai nom. Je la rencontre dans la relation qui parcourt le cosmos, entre deux particules, entre deux fleurs qui se donnent la vie, entre deux animaux qui font l'amour, entre deux hommes qui s'aiment. Elle est la vie de la vie. Elle n'est plus proche et plus intime que mes pensées elles-mêmes, puisque plus je plonge dans mes pensées, plus je la rencontre. Elle est plus matière que la matière, puisque quand j'interroge la matière c'est elle qui me répond. Ni temps, ni espace, elle est mon présent et mon lieu.
Pourquoi faut-il que je sente ainsi depuis si longtemps cette présence et que je ne la sache pas. J'ai besoin de savoir. Je ne peux pas seulement sentir. Mes sens sont trop liés au cosmos lui-même. J'ai besoin de recul. De m'extraire de ce qui risque de m'aliéner pour enfin dire honnêtement je sais, je crois. Et alors, comme un barrage s'écroule à la fonte des neiges, je pourrai enfin crier: J'aime.