DIALOGUE DOUZE

A la plage avec elle

Nous avions convenu d'aller ensemble à la plage. Je la rejoignis sur la place. Lucie m'attendait à l'ombre du platane solitaire et majestueux qui à lui seul emplissait presque tout l'espace. Dans ses branches des centaines de moineaux se racontaient sur un ton aigu des histoires pleines de conviction. Le tronc conservait le souvenir de nombreux amours dont on pouvait mesurer l'ancienneté à la couleur de la cicatrice dans l'écorce.

Combien avaient tenu bon? Combien de ces crues entrelacés s'étaient fermés l'un à l'autre? Pourtant j'aurais eu presque envie de graver moi aussi nos deux noms, comme pour matérialiser nos sentiments, les officialiser, car il m'aurait ensuite été plus difficile de retourner en arrière. La crainte du ridicule m'en empêcha.

Nous descendîmes jusqu'à la plage sans presque échanger un mot, sauf peut-être des explications sur les ruines qui dominaient la crique caillouteuse. C'étaient les restes de la marine où vivaient anciennement quelques pêcheurs. Des caboteurs légers y accostaient, commerçant de village en village le long de la côte. Il était à peine croyable qu'un lieu en apparence aussi peu protégé ait pu être un port. La route construite une cinquantaine d'années auparavant avait supplanté la voie maritime. Seules quelques barques de pêcheurs tirées sur les galets rappelaient une splendeur déconfite.

Nous étions les premiers, car il était encore trop tôt dans l'après-midi pour que beaucoup se soient déjà aventurés sous un soleil très dur. Une maison moins infortunée que les autres possédait encore son toit et une porte. Lucie l'utilisa pour se changer et revint un moment après en tenue de bain. Par quel miracle de pudeur et de simplicité confiante réussissait-elle à paraître ainsi presque plus habillée qu'avant? Son corps musclé et fin avait une harmonie discrète qui n'attirait pas le regard mais laissait la suprématie à son sourire. Ce furent des heures très douces. Tout y était plaisant. Les confidences en tête-à-tête sur un rocher. Les éclaboussures rieuses. Le plat phénoménal du garçon qui veut cràner devant la fille. La visite à la source découverte l'autre jour. Nous fîmes connaissance. Elle voulait tout savoir. Je lui racontai ce que je pus. Elle comprenait à demi-mot. Elle me parla de son père, de sa vie actuelle qui était difficile. Elle était obligée de rester avec sa mère et son frère plus jeune, pour tenir le petit hôtel-restaurant où je l'avais reconduite. Il n'était même pas question de s'en défaire, car pour des raisons juridiques compliquées, ils auraient tout perdu. Elle me raconta aussi les difficultés inouïes du début, quand le local était mal fréquenté. Et toutes les peines endurées pour réussir à changer la situation. Pour sortir d'une telle impasse nous échafaudantes les projets les plus utopiques. Et nous rions nous-mêmes de l'absurdité de nos élucubrations.

Prise d'une inspiration subite elle m'entraîna dans la direction opposée à celle de la source. C'était une zone de la plage que je n'avais pas encore explorée. Nous marchantes un bon moment. A l'extrémité un rocher qui plongeait dans la mer obstruait le passage. Sans mot dire elle se mit à l'eau, je la suivis. Nous contournâmes l'obstacle. Nous avions devant nous une calanque qui se terminait par une étroite plage de sable blanc. Elle m'expliqua qu'elle venait souvent ici avec son père. C'était leur domaine, où ni sa mère ni son frère ne s'aventuraient, car i15 ne savaient pas assez bien nager. Là elle avait passé des moments de bonheur. Depuis l'accident elle n'y était encore jamais revenue. Nous parlâmes longtemps dans ce lieu si tranquille. La mer d'une limpidité exceptionnelle venait doucement lécher nos pieds. De temps en temps une vague plus forte nous éclaboussait et ravinait le sable sous nos talons. Nous ne parlions plus que d'un avenir où tout était commun. Mes doutes faisaient place à ses certitudes, ses craintes à mes enthousiasmes. Les difficultés, les distances étaient mortes. Nous étions. Puis nous n'eûmes plus besoin de paroles. Comme au monastère une communication indicible s'était établie entre nous, qui nous faisait voir de la même manière, penser les mêmes choses, réagir de la même façon. Un siècle ou deux passa ainsi, puis sans nous concerter, nous entrâmes de nouveau dans l'eau amie, et nous retournâmes à la marine.

La plage n'était plus vide. Des enfants batifolaient au bord de la grève sous le regard distrait de leurs mères qui se disaient 1e5 derniers potins du village. Elles étaient bras nus, jupes retroussées pour profiter du soleil, et sur la tête, pour s'en protéger, un bonnet-de-gendarme confectionné avec un journal. A quelques dizaines de mètres un groupe de garçons et de filles s'agglutinait sur le rocher, but de toutes les baignades. Ils se doraient, riaient, se poussaient à l'eau. Parmi eux mes hôtes, qui m avaient reconnu et me faisaient de grands signes avec les bras. Je répondis aussi par de grands signes mais feignis de ne pas comprendre qu'ils me disaient de les attendre. Nous n'avions pas la moindre intention de rester plus longtemps au milieu de cette confusion. Nous nous habillâmes et prîmes le chemin du retour. Au passage elle remplit sa cruche qu'elle avait laissée à l'aller. Je l'accompagnai jusque chez elle. Cette fois elle me proposa d'entrer. Sa chambre était comme je le prévoyais. Très simple, avec ce goût inné qui sait disposer quelques meubles et quelques objets de manière à ce que l'ensemble soit parfait. Rien de trop, mais rien non plus ne manquait dans cette sobriété presque pauvre.

Je lui dis que j'aimais l'arrangement de sa chambre. Elle ne répondit rien mais visiblement elle en était contente. Elle m'entraîna ensuite à la salle de restaurant. Vieille salle remise un peu en état récemment. Son frère et elle avaient dû s'improviser maçons, peintres, électriciens, pour l'égayer un peu. Sa mère était là. Femme encore jeune de visage, aux cheveux d'une blancheur de lin qu'elle portait relevés dans un chignon soutenu par un grand peigne d'écaille. Je l'avais rencontrée autrefois et c'est à peine si elle avait changé. Il y a ainsi des personnes qui n'ont pas d'âge. Elle aussi était en noir, comme la plupart des femmes du pays qui portaient fort longtemps le deuil pour un parent même éloigné et se trouvaient vêtues de noir presque toute leur vie.

Elle m'accueillit avec une exquise gentillesse et me convainquit d'accepter le café qu'elle prépara an bar. Il y avait entre ces deux femmes et le milieu où elles vivaient une sorte de décalage qui les rendait encore plus attachantes. Au bout d'un moment, je sentis que je les empêchais de s'adonner à leurs occupations nombreuses à l'approche du dîner, et je pris congé.

Dialogue treizeLe soleil plein le ciel