DIALOGUE TREIZE

Exégèse

Un goût fade

Murs et fenêtres

- Elle: Tu es génial. Nous parlions justement de toi et voilà que tu apparais.

- Moi: Je devine à distance tes moindres désirs.

- Elle : Je leur ai posé une colle sur l'Evangile, et leurs réponse ne sont pas très convaincantes. A ton tour, et tâche d'être plus brillant.

- Moi: Je me méfie. Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat.

- Lui: Un silence est parfois plus compromettant que la parole.

- Elle: Voici ma question. Jésus a dit: "Aime ton prochain comme toi-même". N'est-ce pas encourager l'égoïsme? N'est ce pas le fondement de la morale petite bourgeoise de confort et de mesquinerie dont le slogan revient à dire plus communément la même chose: " Charité bien ordonnée commence par soi-même "?

- Moi: Qu'est-ce que les autres ont répondu?

- Elle: Non, non, tu le sauras après.

- Moi: Tu me prends au dépourvu, ne t'étonne pas si mes idées viennent en désordre. D'abord je suis parfaitement d'accord sur la nausée que provoquent la morale dont tu parles et le dicton que tu cites. Rien n'est moins évangélique à mon sens. Mais il ne t'a certainement pas échappé que " Charité bien ordonnée commence par soi-même " est l'inverse de " Aime ton prochain comme toi-même ". Dans la première phrase c'est soi-même le premier servi, dans la deuxième c'est le prochain. Je suggère donc le non-lieu en faveur de mon client.

- Elle: Tu es un avocat habile mais tu as détourné l'attention de la cour en l'orientant sur un détail mineur, car la phrase incriminée était: " Aime ton prochain comme toi-même ". Je ne trouve pas dans cette phrase une grande générosité, un grand altruisme. Il me semble toujours qu'elle porte à penser à soi autant qu'aux autres, alors que tu sais bien que deux hommes sur trois ont faim, que la plupart sont opprimés par des puissances politiques ou financières. Nous avons besoin de gens qui se donnent totalement à la cause de l'humanité, et non de gens qui pensent à eux-mêmes. Quelqu'un qui pense à soi est un profiteur dans les conditions actuelles. Il mange à la place des enfants de l'Inde, on devrait le fusiller.

- Moi: La solidarité que tu désires est implicite dans cette phrase, car l'humanité est seul corps dont nous sommes chacun un membre. Ce que l'on fait à un membre, c'est comme si on le faisait à la tète ou à un autre membre, parce que précisément une solidarité fondamentale les relie. En tant que membres du corps de l'humanité, nous devons à nous-mêmes autant de respect qu'aux autres. Nous n'avons pas le droit de nous suicider ni de nous faire du mal de quelque façon que ce soit, justement parce que nous sommes solidaires des autres. Si je ne mange pas, cela ne donnera pas à manger au petit Indien dont tu parlais, et si je me mets par là hors d'état de travailler, non seulement je ne l'aiderai pas, mais je serai à charge à mon tour.

- Elle: J'avoue que tu ne me convaincs qu'à moitié, parce qu'ainsi on peut justifier bien des abus, et la bonne conscience devant les drames de l'humanité. J'en reste à mes premières conclusions.

- Moi: Dans la vie ce qui compte c'est la sincérité, l'honnêteté avec laquelle on agit. N'importe quelle idéologie en elle même généreuse peut être utilisée comme alibi pour les pires égoïsmes. Mais si quelqu'un se met honnêtement à vivre cette phrase qui te choque, je suis certain qu'il sera amené peu à peu à découvrir toutes sortes de valeurs.

- Elle: Tu as bien dit qu'elle me choque. Et ce n'est pas la seule.

- Moi: Raisonnons un instant si tu veux. Au fond cette phrase dit comment nous devons aimer les autres, comme nous-mêmes. Comment nous aimons-nous nous-mêmes? Si j'ai faim, je me donne à manger, sans avoir l'impression de me faire un acte extraordinaire. Si j'ai froid je mets un vêtement. Si je suis fatigué, je me donne du repos. Tout cela je le considère comme naturel. Si je ne le faisais pas consciemment, mon instinct y suppléerait. C'est exactement de la même manière que je dois aimer mon prochain. Comme la chose la plus naturelle. Il ne doit jamais sentir de ma part la " charité " ni le paternalisme. Je dois l'aimer comme je respire. Si je suis en danger, l'instinct de conservation me fera faire des prodiges pour me sauver. Je dois agir de même pour un prochain en danger. Et pense à l'attention que chacun porte à ses propres idées, je dois porter la même attention à celles des autres. Nous tenons à notre honneur, il faut tenir à celui des autres. Ailleurs le Christ a dit une autre phrase qui complète je crois la première: " Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent ". Celle-là aussi à ne pas confondre avec son inverse habituel et petit bourgeois: " Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent ".

- Elle: Echec et mat. Je m'avoue vaincue. Mais où vas-tu donc chercher tout cela?

- Moi: Tu l'as vu toi-même. Au début j'étais embarrassé et peu à peu, en parlant avec vous, cette idée m'est venue à laquelle je n'avais jamais pensé. Je te suis reconnaissant parce que tu m'as aidé à comprendre mieux une phrase qui m'était obscure à moi aussi.

- Elle: Ce n'est pas tout ca, mais maman s'attend à ce que je fasse la vaisselle. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient...

- Lui: Je t'accompagne.

- Moi: Et toi, tu fais la plonge aussi?

- Lui: Non, ils sont déjà trop de deux. En revanche je serais content de continuer cette conversation.

- Moi: Si on peut parler de conversation. C'était un interrogatoire en règle.

- Lui: Mais tu t'en es bien sorti.

- Moi: Sais-tu que ta manière de m'écouter m'encourageait. Tu aspirais hors de moi des idées qui n'étaient pas encore conscientes.

- Lui: Pour la première fois depuis longtemps j'ai envie de parler de tout cela, même si j'en ai un peu peur.

- Moi: Peur, pourquoi?

- Lui: J'ai eu beaucoup de mal à m'extraire du monde religieux. Cela a été une lutte contre moi-même. Actuellement je me crois solide. Et je dois être parce qu'autrement tout s'écroule. Je ne peux pas refuser le dialogue que je sens honnêtement nécessaire. Si je refuse le combat avec quelqu'un que je nie, instantanément je lui donne consistance. C'est une lutte continuelle dont je sors toujours vaincu. Un monde vide, sans espoir, sans lumière, sans vie, tel est le monde que je défends parce que je ne veux pas croire à autre chose qu'à ce que je vois. Ce n'est pas drôle, tu sais. Or il n'y a pas d'issue, aucun recours. Même la mort, qui pourrait de prime abord paraître une solution, n'en est pas une. On ne sort pas du néant pour entrer dans un néant plus vide encore. Tu me disais l'autre jour que je faisais la médecine par idéal. Pour moi l'idéal est impossible. Cela voudrait dire qu'il existe une échelle de valeurs, qu'il existe la possibilité d'un don de soi. Alors que tout est recherche de soi-même, et qu'on se donne des valeurs pour avoir l'illusion d'être meilleur. Tout ce que je vois, tout ce que je pense, tout ce que je vis me répugne. De temps à autre je regrette l'époque où je n'étais pas clairvoyant. Je n'y voyais rien mais j'étais heureux, ou du moins j'avais l'impression de l'être. Tous me croient sur de moi. Tous ont plus ou moins peur de ma logique implacable, de mon mordant dans une assemblée. Après chaque discours, chaque intervention que les autres appellent brillants, il ne me reste qu'un goût fade.

- Moi: Crois-tu en Dieu?

- Lui: En principe, je devrais te répondre comme l'autre jour, catégoriquement non. En fait je ne crois pas, mais à chaque instant je doute de mon athéisme. J'ai connu il y a quelques années la situation inverse, lorsque j'étais au séminaire et que j'ai commencé à perdre la foi. Je crois que c'est plus affreux encore d'être athée et de douter, car tu doutes de ce que tu as construit au prix de toi-même.

- Moi: C'est étrange. J'ai l'impression que nous en sommes au même point, mais de part et d'autre d'une barrière. Tout nous unit et tout nous sépare. Nous marchons tous les deux sur la crête abrupte de notre soif de vérité absolue, et dans cette solitude extrême nous sommes ensemble, comme des amis qui se cherchent à travers une glace sans tain. Je poursuis être, tu poursuis le néant. Mais en réalité c'est bien la même réponse à la même interrogation que nous poursuivons tous les deux. Nous dévions lorsque nous nous laissons aller à ce que nous ressentons, à notre médiocrité. Nous retrouvons alors ce contact avec des manifestations pour toi du néant, et tu es malheureux et tu cherches la mort - pour moi de être, et je suis heureux et je trouve la vie. Tu ne sais pas ce que je donnerais pour que tu aies au moins cette joie, cette paix que je rencontre quand je me laisse aller à aimer la beauté de la nature, à y entendre palpiter la présence d'un ami. Certes, je me reprends toujours et je refuse cette facilité. Pourtant j'y puise les forces de vivre.

- Lui: Ce n'est pas possible. Depuis longtemps la nature est muette. Je n'y rencontre qu'obstacle, que lutte, que dialectique. Pour moi, là où tu vois une prairie, je vois des taches d'herbe verte qui luttent avec des taches de terre brune. Tout est découpé. La colline est en contraste avec la vallée. La ligne de cyprès pour moi est une succession d'arbres solitaires. Le soleil couchant que tu aimes sûrement, pour moi est la destruction du jour et sa déliquescence au profit de la nuit. Regarde par la fenêtre, que vois-tu?

- Moi: C'est beau. Je vois une nuit limpide constellée d'étoiles scintillantes qui se reflètent dans une mer d'huile.

- Lui: Moi je vois un ciel et une mer séparés par l'horizon puis, dispersés dans un désordre chaotique, des étoiles et des reflets, mais je n'arrive pas à trouver ce qui lie tout cela et qui te fait t'exclamer " c'est beau! ". Je te disais que tout est un obstacle pour moi. Je ne peux pas supporter les murs parce qu'ils m'empêchent de passer, mais je refuse aussi les portes parce qu'elles me contraignent à passer par là et non ailleurs.

- Moi: Et comment fais-tu pour entrer chez toi?

- Lui: Tu vas rire. Mais cela ne résout pas le problème. Il m'arrive de passer par la fenêtre.

Dialogue quatorze Le soleil plein le ciel