DIALOGUE QUATORZE
L'éclipse (suite)
Conclusion moralisante
- Moi: Vous en arborez de drôles de tètes.
- Elle: Tu n'as pas vu la tienne. D'où sors-tu?
- Moi: De mon lit, tout simplement.
- Elle: Tout simplement. Et l'éclipse, tu l'as regardée tout simplement de ton lit peut-être?
- Moi: C'était donc ça. J'avais complètement oublié 1'éclipse. Je comprends pourquoi au réveil j'ai été déconcerté par le peu de lumière. A défaut d'explication satisfaisante, et encore fatigué par une nuit écourtée, j'ai lâchement accusé ma montre d'infidélité, et je me suis retourné vers le mur.
- Lui: Ce n'est pas pour retourner le fer dans la plaie, mais tu as manqué un spectacle qui valait le coup d'il.
- Elle: J'avoue que j ai été secouée.
- Moi: Racontez.
- Lui: Tu sais, une éclipse, c'est une éclipse. On ne sait trop que raconter. Tu vois la lune qui passe devant le soleil et puis elle s'en va, et c'est fini. Bien sûr, l'éclipse était totale et l'ajustage assez réussi. Le reste est littérature, ne crois-tu pas?
- Moi: J'aurais parié que tu me ressortirais ces bêtises. Maintenant que c est fait, tu pourrais me dire ce que vous avez vu.
- Elle: Il est bien trop prosaïque.
- Lui: Eh bien! parle! montre-nous tes talents de poète contrarié dans sa vocation.
- Elle: Dis donc, va ne te réussit pas les éclipses. Tu n'es pas très gentil ce matin.
- Lui: Pourtant c'était la première fois depuis longtemps que je me suis senti à l'unisson avec la réalité.
- Elle: Cela ne devrait pas te rendre maussade.
- Lui: Non cela ne devrait pas.
- Elle: D'abord, pour couper court à toute récrimination de ta part, je dois dire qu'aucun de nous trois n'avions pensé à l'éclipse. Nous sommes sortis tout à l'heure sans raison particulière, et nous avons remarqué un attroupement au pied de la tour. Curieux comme tu nous connais, il n'en fallait pas plus pour donner un but à notre promenade. Ce n'est que là-haut que nous avons compris de quoi il s'agissait. Comme l'éclipse devait avoir lieu vers huit heures, le soleil serait à peine au-dessus des montagnes, et la tour était l'observatoire qui donnait le plus de probabilité de voir quelque chose. Le groupe d'astronomes amateurs était assez fourni. Les plus ingénieux, les plus cultivés et les propriétaires de transistors s'étaient munis de morceaux de verre qu'ils avaient noircis avec la fumée d'une bougie. D'autres avaient des lunettes de soleil. Certains arboraient des jumelles. La densité d'appareils photographiques frisait le taux de saturation. A un moment donné, le soleil est passé au-dessus de la crête mais, presque simultanément, l'éclipse a débuté. Comment te dire, c'était étrange, comme si le jour se couchait avant d'avoir fini de se lever. Il régnait une agitation animale tout à fait inhabituelle, comme une fièvre. Les hommes, eux, étaient avertis. Ils savaient tout par avance grâce à leur quotidien habituel. Je me demande même pourquoi ils ne suivaient pas l'éclipse en direct à la télévision. Les animaux étaient affolés. C'étaient les oiseaux, les chiens. Les chiens en particulier. Je ne saurais pas te dire s'ils aboyaient d'une façon spéciale, mais tout dans leur comportement était bizarre. Que te dire encore. Tu as remarqué comment on a parfois l'impression que le sol respire, tant les grillons et les cigales et tous les insectes font de tapage dans l'herbe sèche. A ces moments, on dirait qu'ils respectent une cadence, avec des temps forts et des temps faibles. Eh bien! ce matin le sol commençait à respirer, et il s'est tu comme s'il avait eu le souffle coupé. J'étais étreinte par une sensation d'étouffement et d'impuissance devant quelque chose qui voulait naître et qui ne pouvait pas sortir. Ce n'était pas l'impression de la mort. C'était une angoisse que toute la nature semblait partager. Une angoisse plus qu'une mort. L'absence du soleil était presque insupportable, et pourtant il me semble que sa réalité n'en était que plus évidente, alors même qu'il avait disparu.
- Moi: C'est fantastique.
- Elle: En fait je crois que ce qui a dominé en moi, c'est encore la sensation de participer à quelque chose d'important. Pas d'assister, mais de participer. De vivre un phénomène qui me dépassait, qui était indépendant de la volonté individuelle. Un phénomène cosmique.
Tu comprends, je n'avais pas besoin de cette expérience pour vivre; mais de l'avoir vécue je me sens autre. Cela correspond sans doute à des motivations profondes que je ne discerne peut-être pas toutes. Par exemple, c'est en observant une éclipse qu'Einstein a vérifié sa théorie de la relativité restreinte. Et même si je n'avais pas les moyens d'en faire autant, je me trouvais dans les mêmes conditions, et je pensais que des milliers de physiciens dans le monde renouvelaient cette expérience. Cela me donnait une joie indicible de me sentir solidaire de tous ces chercheurs.
- Moi: Et le retour de la lumière?
- Elle: Assez extraordinaire. Avant tout, le premier croissant brillant et un cri: le voilà! Puis l'impression très nette qu'un étau se desserre. Un coq qui se met à chanter à neuf heures du matin. Et les oiseaux! Figure-toi tous les moineaux de la place, qui s'étaient tus, et qui se remettent à piailler à qui mieux mieux. Mais autrement, comme pour une fête. A partir de ce moment, tout a repris très vite, bien avant la fin du phénomène. L'important c'était le retour du soleil. Lui retrouvé, tout était fini. Cependant, il y avait quelque chose de plus qu'avant. Je ne sais pas si je projette une impression personnelle sur les animaux et les gens. Mais il me semble que tous nous ressentions comme une autre plénitude. Oui, comme quand on a fait le plein. Mors on recommence les gestes de tous les jours, mais c est différent, on sait que la journée que l'on vit est exceptionnelle.
- Moi: Toi qui n'as pas encore soufflé mot, que te reste-t-il de cette expérience cosmique?
- Lui: Veux-tu savoir ce que j'ai pensé, d'un bout à l'autre?
- Moi: Bien entendu, puisque je te le demande.
- Lui: Je me souvenais de notre première conversation et que je t'avais dit qu'on ne peut jouir de la lumière qu'en passant par une nuit.
- Moi: Toi au moins, tu as de la suite dans les idées. Ou n'est-ce qu'une idée fixe? Elle est pour quand la prochaine éclipse?
- Elle: Une minute, c'est écrit dans le journal. Je crois que tu devras attendre vingt ou trente ans.
- Moi: Ne te dérange pas, cela ne vaut pas la peine de te presser.