DIALOGUE QUINZE
Le moine aveugle
Art vivant
C'est dans une église
que nous allons pénétrer
c'est dans une harmonie
c'est dans un vaisseau
c'est dans un organisme
c'est dans une construction
c'est dans un temple
c'est dans une maison
c'est dans une génération
c'est dans un ensemble
dans l'expression d'un peuple
dans une musique
dans une forêt
c'est dans un livre
dans un album
dans une histoire
dans un feu
dans un monde de lumière
dans une étincelle
dans un élan
une forteresse
une maison d'or
sur un sommet
près d'un ruisseau
une maison d'hommes
une présence de femme
la douceur de Marie
la clarté de Marie
la finesse de Marie
la fidélité de la Vierge
1'étoile du matin
l'étoile du voyageur
sa beauté est cachée intime
c'est une maison de prières
un cloître
c'est un chant d'espérance
un cri de joie entre ciel et mer
une source d'eau vive
un sourire de mère.
Essayez de pénétrer dans l'édifice comme des pierres vivantes. Présentez-vous comme un peuple sauvé, comme on va chez un ami, comme on regarde un coucher de soleil, comme on fait silence autour d'une naissance et d'une mort, comme on cueille une fleur.
C'était un vieux moine, imposant dans les vastes replis de sa coule blanche. On nous avait prévenus qu'il était aveugle mais n'était-ce son indifférence aux contrastes de lumière et d'ombre, rien ne l'aurait laissé deviner. Il avait une façon de vous " regarder " avec une attention chaleureuse, une bonté, une intelligence qui avaient quelque chose de stupéfiant. Et voilà qu'il nous faisait découvrir des beautés que ses yeux ne voyaient plus depuis des années.
Au fur et à mesure de ses explications, des détails dont il nous donnait la signification, des yeux de lumières qu'il nous faisait remarquer, nous voyions son monastère avec ses " yeux ", avec les yeux de l'esprit. Nous découvrons cette synthèse miraculeuse de la vie de foi d'une génération et de son expression artistique et architecturale. Et même si ce n'était pas notre génération, c'était tellement humain que nous y étions parfaitement à 1'aise. A un moment donné il nous mena devant une fresque qui couvrait le fond d'une petite chapelle latérale. A vrai dire la peinture était primitive et austère d'apparence. C'était une Vierge à l'enfant. Il la contemplait de ses yeux sans regard, et il nous dit au bout de quelques instants: Il faut pénétrer dans cette peinture. Si vous ne regardez que la surface, le visage de la Vierge peut vous sembler triste, mais pénétrez dans la peinture et laissez-vous pénétrer par elle. Mors, lentement, lentement, lentement, vous commencerez à voir qu'elle sourit. Certes elle n'explose pas de joie. Marie exulte, elle ne s'exalte pas. Elle sait continuellement que son fils mourra. Mais elle est en communion intime avec son garçon premier-né qui est le fils de Dieu. Et elle vous sourit aussi à chacun, regardez.
C'était vrai, nous voyions comme lui. La peinture s'était comme transformée lentement, car nous avions appris à la regarder. Mais je me demandais ce qu'il avait vu pendant qu'il nous parlait, car son visage aussi avait pris une expression encore plus limpide.
Au hasard de la visite il nous parla de la beauté. Ses mots me pénétraient comme le soleil inonde la chambre à l'ouverture des volets. Je ne me rappelai presque rien de ce qu'il nous expliqua mais, par la suite, en rassemblant ce qui nous avait frappés les uns les autres, nous en avons reconstitué les grandes lignes. Il disait que l'homme vit en rapport avec... le cosmos, la nature, les autres hommes, avec ce qui est écrit en lui. Qui dit rapport, relation, dit entente ou mésentente, harmonie ou dysharmonie. Le rapport est possible grâce aux sens, grâce à l'imagination, la fantaisie, le rêve, la réflexion, la synthèse. Il faudrait éduquer l'homme et ses sens, en particulier le sens de la beauté qu'il appelait " synthèse ". Il affirmait que ce sens s'affine par la vie intérieure. L'éthique porte à l'esthétique. Il disait que la beauté est une sorte de coïncidence entre le spirituel et le matériel. Une harmonie, une symétrie entre le matériel et le spirituel liés d'une façon stable. Qu'une chose belle est une chose en accord avec l'homme tout entier. Qu'il est peu probable qu'une chose belle ait une âme, mais qu'elle possède cependant un esprit, la projection de l'esprit de son créateur. La beauté de la nature étant simplement due à l'ordre même de la nature et à son harmonie par rapport à l'homme. Une couvre humaine ayant de surcroît la personnalité de son créateur. C'est pourquoi, disait-il, une couvre d'art doit être expression de l'artiste, sous peine de n'être que par hasard en accord avec quelques individus. Une machine à qui on donnerait des instructions, des bis d'harmonie, pourrait exécuter une couvre harmonieuse, mais elle ne serait pas humaine, parce qu'il y manquerait l'esprit qui rend une couvre parfaite.
Une couvre est belle lorsqu'elle est utile, qu'elle favorise la vie, la nature. Utile lorsqu'elle élève l'esprit, car l'esprit doit naturellement s'élever. Il ajoutait que les couvres sacrées sont par essence plus belles que les autres parce que complètes. Non seulement esthétiquement belles, c'est-à-dire harmonieuses naturellement, mais moralement, c'est-à-dire non seulement en accord avec l'homme, mais avec ce qu'il y a de plus grand dans l'homme. Elles élèvent l'homme vers le sacré, vers Dieu, fin absolue de l'homme.
Mais toute couvre, si l'artiste est profondément religieux, doit être sacrée, elle doit élever âme vers Dieu. Car l'harmonie en dernière analyse est en quelque sorte le principe de la création divine. C'est la marque de Dieu. Il avait terminé en parlant de la vocation des hommes qui doivent porter le beau. Il disait que certaines professions sont plus spécialisées dans ce sens, mais que tous les hommes doivent porter le beau, car le beau et le bon ne font qu'un, c'est l'amour. Le poète et le forgeron, le menuisier et le photographe, le journaliste et le décorateur peuvent et doivent le porter.
Une phrase nous avait frappé alors que nous étions dans le cloître: " Crier le silence avec des pierres ", et puis " Mais tout le monde n'est pas capable de voir le silence ".