DIALOGUE SEIZE
Le lavabo
Le piège
" Oui"
Il était assis sur le muret du lavabo au milieu du cloître. Il avait une pose qui rappelait le " penseur " de Rodin, et j'allais le lui faire observer joyeusement, quand je remarquai son regard abattu. Je m'approchai en silence derrière lui, et posai les mains sur ses épaules. Il dit: " C'est toi? " et il retomba dans un mutisme que je ne savais comment rompre. Je m'assis près de lui et jouai négligemment avec l'eau. Je sentais que je devais d'abord refouler toute cette joie que la visite en compagnie du moine aveugle m'avait procurée. Je devais me vider pour pouvoir comprendre sa tristesse. Pour la prendre en moi, pour le soulager un peu.
Nous restâmes longtemps en silence. Il se leva, je l'imitai, et nous fîmes ensemble de nouveau la visite du monastère, puis nous sortîmes dans le bois de pins. Nous gardions un silence qui aurait paru étrange à un observateur. Au bout d'un temps que je ne saurais évaluer, il dit: " Merci de m'avoir écouté ainsi ".
Je manquai de m'étonner d'une telle expression car il n'avait de fait pas prononcé un mot. Mais il disait vrai, j'avais fait tout mon possible pour disparaître, pour être toute écoute, et il me semblait à moi aussi qu'un lien encore plus serré s'était tissé entre nous. Ce qu'il m'avait dit la nuit précédente m'était revenu à l'esprit. Sa recherche si voisine de la mienne, et son drame que j'aurais voulu soulager. Je comprenais que cette visite, qui m'avait procuré une joie si intime, avait du être un supplice pour lui. Ce qui était pour moi une confirmation de mes espérances ne faisait qu'accentuer ses doutes. Ce qui me rendait heureux ne faisait que le troubler davantage. Je m'en voulais presque de l'espoir si grand que j'avais ressenti de pouvoir réaliser pour, notre génération une synthèse comparable à celle qui ici m'avait apporté une telle paix, un tel sens du beau. Certes mes doutes n'étaient pas dissipés pour autant, mais sur le moment il étaient moins actuels que l'expérience si forte par laquelle je me laissais porter. J'étais heureux, je pouvais l'être, alors que lui ne le pouvait pas. J'aurais voulu qu'il ait au moins la même joie qui me venait de cette expérience sensible du beau, et par lui de Dieu. J'aurais voulu, non peut-être qu'il ait une certitude, une lumière définitive, mais qu'il puisse au moins avoir une espérance de les rencontrer.
En moi-même je voulus prier Dieu de lui donner ne serait-ce que cette foi que j'avais. Cette foi sans certitude complète, mais sans négation absolue, qui me permettait malgré tout de vivre en relation avec Dieu.
Là ce fut comme un éclair. Je ne sais pas si je pourrai rendre ce que fut ce moment, peut-être le plus intense de ma vie. Je découvris alors que je demandais pour lui précisément ce que je refusais pour moi: Marcher dans le noir pour rencontrer la lumière. Et je me rendis compte que je ne pouvais pas le demander pour lui si je voulais rester honnête avec moi-même. J'étais pris au piège de ma démarche en quête de la vérité. C'était la minute de vérité de ma vie. Je savais à quoi je m'exposais. Je voyais une nuit opaque et l'aube hypothétique au-delà. Mais à quel prix? Je le savais aussi: moi-même. Il fallait signer un chèque en blanc. Me jeter dans le noir. Renoncer à jamais à comprendre. Renoncer à elle peut-être. Renoncer à mon art. Renoncer à vivre. Sans savoir pour qui ni pour quoi. Il me fallait opter pour quelqu'un dont je renonçais définitivement à savoir s'il existait. Je fus pris de vertiges. Mais je n'avais pas le choix. Il était là, à côté de moi, accablé. Je fis le pas dans le noir et me sentis libre de prier pour lui. Quand nous rejoignîmes les autres à la voiture, je ne sais lequel était le plus troublé de nous deux. Pourtant je me sentais comme soulagé d'un poids colossal qui m'avait bloqué pendant des années. J'avais fait un choix que je savais fondamental, et sur lequel jamais je ne reviendrais.