DIALOGUE DIX-SEPT

Le bal

Dans sa chambre

L'orage

Merci

Le village ne proposait comme distraction que le bal, deux fois par semaine, au café des voyageurs. La petite salle du bar était prolongé par une tonnelle couverte de glycine protégeant une aire cimentée qui servait de piste de danse. En contrebas, plusieurs terrains de boules où se disputaient des parties animées. Sur des terrasses gravillonnées décorées de jarres, de pots de géraniums et de plantes grasses, étaient disposées tables et chaises pour les consommateurs. L'ensemble était rustique et accueillant. On y venait facilement passer la soirée en famille, de sorte que selon la proportion de jeunes et d'adultes sur la piste, des disques aux rythmes les plus différents passaient. Il était curieux de voir se succéder les rythmes avec les couches d'âges, tandis que quelques vrais amateurs ne manquaient pas une danse. Le haut-parleur, toujours au maximum, émettait plus de bruit que de musique.

Cette excitation joyeuse plutôt maussade. Je n'aimais pas danser, le bruit me fatiguait et Lucie n'était pas là. Il est vrai que ma voisine en revanche dansait à la perfection, et qu'elle avait décidé au dîner, je ne sais pour quelle raison, de nous apprendre à danser. Je détestais me mettre dans des situations ridicules, mais par ailleurs je ne voyais pas le moyen de me dérober. Elle était irrésistible, et de fait, au cours de la soirée je l'accompagnai plusieurs fois sur la piste, assez gauchement d'abord, puis avec plus de dégagement, son charme aidant. Elle était très féminine et je me surpris à éprouver une certaine émotion à la tenir ainsi dans mes bras.

Ce fut le point de départ d'une longue rêverie où mon imagination, mes sentiments, mes sens, trouvèrent la complicité d'une volonté défaillante. Je désirai rejoindre Lucie. Dans mon esprit il ne pouvait en découler que du bien, même si une morale puritaine trouverait à redire. Je me disais, et je crois que j'étais sincère, que je l'aimais, et que je lui aurais donné tout moi-même sans chercher un plaisir égoïste. Bientôt nous allions être séparés pour longtemps, comment pourrions-nous être surs de notre amour s'il ne s'était exprimé de cette manière si naturelle qui nous aurait liés pour toujours?

J'étais à demi-conscient que pour moi c'était peut-être le seul moyen de forcer la main au destin et de m'obliger a' rester fidèle à cet amour auquel je tenais et que je craignais de voir briser. Probablement une sorte d'instinct de conversation me poussait ainsi à une démarche que je n'aurais pas approuvée ni entreprise en d'autre circonstances. J'étais tellement secoué par l'après-midi au monastère, et le grand vide qu'il avait laissé en moi, que je m'accrochais à tout ce qui pouvait me rassurer et me confirmer qu'elle était bien la femme-de-ma-vie.

Comment me retrouvai-je dans sa chambre? Je ne le sais trop. Cela n'a d'ailleurs pas d'importance. Elle était surprise bien sûr. Mais elle m'accueillit avec une affection tellement simple que je retrouvai instantanément mes esprits. Elle me demandait pourquoi j'étais venu à une heure pareille, et par un tel chemin. Je l'aimais trop pour manquer de sincérité.

En m'écoutant elle devint grave, mais je ne surpris aucun geste de recul ou de reproche. Même si, à n'en pas douter, son premier réflexe fut de me ranger parmi les autres garçons qui lui avaient fait la cour, mais ce qu'elle me dit me surprit plus que toute autre réaction possible.

Elle me dit qu'elle avait toujours voulu se conserver vierge pour celui qu'elle épouserait, mais qu'elle m'aimait assez pour me considérer comme son mari, car elle avait confiance que si je lui en donnais ma parole je le serais devenu. Et avec une lumière de défi amical dans les yeux, elle ajouta qu'elle au moins aurait donné la preuve de la sincérité de son amour.

Nous restâmes silencieux un long moment. Je l'aimais. Elle venait de me montrer à quel point elle m'aimait. Mais il était trop tôt pour nous engager l'un vis-à-vis de l'autre. Je la pris doucement dans mes bras, la portai sur son lit et sortis par où j'étais venu.

Il pleuvait. Pendant la soirée j'avais bien remarqué les illuminations saccadées de quelques éclairs de chaleur. Mais je n'y avais pas prêté attention. L'averse me fit du bien. L'eau tombait à grosses gouttes tièdes qui s'écrasaient lourdement sur les pavés. Le temps de rentrer, j'aurais été trempé jusqu'aux os. Trempé pour trempé, je décidai de goûter à cette brutale douceur, et je m'abandonnai à mon instinct pour me guider. Bientôt je me retrouvai au pied de la tour. Le spectacle était grandiose. Les éclairs, la pluie, la mer en contrebas, la solitude hiératique de la tour formaient un ensemble qui aurait fasciné qui que ce soit. Certes ce romantisme ne me laissait pas indifférent, mais comme en contrepoint la fraîcheur de l'eau qui inondait mon visage et avait pénétré mes légers vêtements me calmait, me redonnait une paix que la soirée m'avait enlevée. De nouveau un sentiment de liberté m'envahissait. Une confiance, une certitude qui me semblait paradoxalement en harmonie avec la nature pourtant au paroxysme de l'agitation. Peut-être était-ce parce que, depuis mon arrivée au village, tout le monde attendait cette pluie. Il n'était pas tombé une goutte depuis quatre mois, la sécheresse se faisait durement sentir.

D'ailleurs depuis que dans mon enfance on m'avait expliqué la formation des nuages, je me disais que s'il pleuvait ici, cela voulait dire qu'ailleurs le soleil était assez fort pour évaporer la mer, et je me consolais de la tristesse de devoir rester enfermé à la maison...

La pluie me parlait de fécondité nouvelle, la nuit me racontait les merveilles de l'aube, le vent en rafales les douceurs d'une brise printanière. Je me souvins de mon rêve de tempête. Peut-être la présence amicale qui le peuplait avait-elle un nom désormais. Je sentis se gonfler en moi pour la première fois une gratitude dévorante, et j e lui criai mon premier merci.

Rien pourtant n'avait trouvé sa solution. Mes doutes intellectuels étaient toujours aussi vifs, je ne savais quelle direction pratique donner à ma vie, et je venais de faire cruellement l'expérience de mes limites.

Dialogue dix-huit Le soleil plein le ciel