DIALOGUE DIX-HUIT
Odeurs
Est-ce cela l'inspiration?
Dénouements
Je m'éveillai avec le désir de peindre. Je me levai en hâte, rassemblai précipitamment carnet, tubes et pinceaux, et sortis de la maison encore endormie. Les ruelles du village revêtaient l'aspect grave que je leur connaissais en hiver lorsque, les estivants partis, seuls les habitants authentiques tâchaient de leur conserver un semblant de vie. A cette heure matinale on ne rencontrait que les lève-tôt adonnés aux soins des poules ou des cochons, ou bien balayant soigneusement les dalles irrégulières devant leurs portes, ou encore déjà plongés dans ces profondes méditations somnolentes qui sont l'apanage des vieux retraités.
Je remarquai l'odeur de la terre humide et des eucalyptus, mêlée à celle délicieusement bonne des myrtes. Dans le village c'étaient les géraniums un peu poivrés et les giroflées entêtantes, et en contrepoint l'écurante odeur du pain chaud. Le soleil avait tué tous les parfums. Seules les herbes sèches donnaient une tonalité que des touffes de lavandes rehaussaient surtout vers le soir. L'orage avait libéré les senteurs et j'aurai pu distinguer les yeux fermés les nuances délicates des cistes et des arbousiers et celles plus aigres du bosquet de pins maritimes. Instinctivement je cherchai des brins de romarin pour les écraser entre mes doigts et en renifler l'essence. L'orage avait rafraîchi l'atmosphère et j'avais même du passer un chandail pour ne pas grelotter. L'enchantement de l'été était brisé. Peu de gens oseraient encore se baigner, par crainte des fièvres. On allait songer au départ. La rentrée serait à l'ordre du jour. Je savais que, les orages passés, le temps à nouveau serait superbe, et que la saison la plus belle était sans conteste l'automne, mais rares seraient les courageux qui auraient la patience de l'attendre. Moi-même ce matin là j'étais pris d'un violent sentiment de n'être plus à ma place. Paris me réclamait. Pourquoi m'attarder en des lieux dont j'avais au moins momentanément épuisé les ressources de joie et de peine. Le temps s'était arrêté à deux reprises la vieille, et je sentais qu'il fallait m'éloigner pour que le mouvement puisse repartir. Tout ce que je tenterais pour éterniser ces instants retarderait mon entrée dans le réel. Or il était indispensable que je vive réellement le cours nouveau que j'avais inauguré au monastère, pour pouvoir trouver une réponse à la question qui s'était posée à moi dans la chambre de Lucie.
Partir. Tant de fibres me retenaient. J'étais déchiré. Si seulement j'avais eu une raison plausible de rester. Le doute me vint qu'elle existait peut-être. Je sus pourtant me rendre à l'évidence que s'était une chimère.
Toute la matinée je peignis avec frénésie. J'avais la certitude que ces pages encore humides de mon carnet, que je tournais hâtivement au risque même de les gâcher, étaient plus belles que ce que j'avais jamais créé. Je couvris jusqu'au dernier feuillet. Ce que je disais dans ces aquarelles, je n'aurais pas pu le dire ni ailleurs, ni à un autre moment, et personne d'autre que moi n'aurait pu le dire à ma place. J'avais l'impression d'être à un point privilégié de l'espace-temps. Etait-ce cela qu'on appelait l'inspiration. Je compris mieux ce que le moine avait voulu dire, car jamais je ne m'étais plus senti moi-même et jamais je ne m'étais découvert autant un simple instrument. Un simple moyen de communication.
J'appréhendais l'accueil que mes amis auraient fait à mes peintures. Elles contenaient trop de moi-même pour qu'une remarque quelconque ne me blessât point.
Au retour j'entrai d'abord chez Lucie. Sa mère était seule. Elle me sourit gravement. Etait-ce sa manière habituelle. Avait-elle eu vent de mon équipée nocturne. Elle n'y fit aucune allusion. Lucie était absente pour une grande partie de la journée. Elle avait accompagné à la ville son jeune frère qui devait être interne au collège et avait besoin de renouveler son trousseau. La rentrée était décidément dans l'air. Je me résignai à retourner chez mes amis. Ils étaient très excités par l'idée de partir, eux aussi, et me proposèrent de les accompagner dès le lendemain. Impulsivement j'acceptai. Personne ne remarqua mon carnet ni mes pinceaux. J'en fus secrètement dépité.
Fortuitement, alors que nous préparions nos bagages, elle me raconta qu'ils avaient pris la décision définitive de rompre, et que lui séjournerait un an aux Etats-Unis, comme lecteur dans une université. Elle me donnait ces détails comme si j'avais su tous les tenants et aboutissants. Elle était visiblement bouleversée. Même si elle cherchait à rester enjouée, je comprenais qu'elle était plus affectée que lui par leur séparation imminente. Je ne savais comment la consoler. J'avais moi même la gorge serrée car sa douleur avivait la mienne.
Quant à lui, il ne valait guère mieux. Les traits tendus comme au premier jour, mais je crus déceler en lui une détermination sobre qui me plut.
J'aurais voulu pouvoir leur communiquer mon propre état d'âme, mais la confusion régnante nous séparait et me l'interdit. Nous vivions chacun dans notre malheur sans pouvoir en sortir vraiment pour nous diriger vers les autres, comme si nous avions du être tout-à-fait seuls à l'assumer. Le plus calme d'entre nous était le plus profondément installé dans sa déréliction, mais celle-là je l'avais comprise et elle était devenue mienne. C'est à lui que je pus parler un peu de Lucie. Dans sa douleur il fit place à la mienne. Mais je fus oppressé par la résignation que je lus dans son regard. Le désespoir a quelque chose de plus tragique encore quand il est résigné. Je lui montrai mon carnet. Il le regarda lentement en silence, page après page. Lui qui m'avait tant affirmé son dégoût devant les choses belles et son incompréhension de l'art paraissait saisir mes motivations, mon inspiration. Sur le plan intellectuel nous avions pu échanger et dans une certaine mesure nous comprendre, mais nous avions expérimenté une barrière infranchissable. Nous avions les mêmes idées mais elles nous opposaient et nous avions souffert infiniment de les reconnaître inconciliables. Là, sur le plan esthétique qu'il avait nié si catégoriquement devant moi, une communion se réalisait à ma grande surprise. Il me dit: " Tu ne peux pas savoir à quel point je me retrouve: c'est moi que tu as peint ". C'était vrai en un sens. Mais de nouveau je mesurai tout ce qui nous séparait: il discernait l'image de son angoisse là même où j'avais cru exprimer une espérance qui certes était encore contre toute espérance. Je compris que je devais lui faire cadeau de ce carnet où j'avais mis tant de moi-même. Il l'accepta comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Je compris que désormais mon art n'aurait de sens que s'il était dialogue et s'il parvenait tant soit peu à communiquer l'incommunicable.
J'attendais sur la place lorsque l'autocar s'arrêta. J'eus un instant de doute avant de reconnaître Lucie qui en descendait avec son frère, les bras chargés de paquets. Elle ne portait pas un petit-tailleur-de-chez-Chanel, mais sa robe que je la soupçonnais d'avoir cousue elle-même était à la mode et elle la portait fort honorablement.