DIALOGUE DIX-NEUF
Malgré elle, malgré lui ...
Dénouements (suite)
- Lucie: Tu pars plus tôt que prévu?
- Moi: Les vacances s'achèvent, je devrai partir de toute façon, or ils me proposent une place en voiture.
- Lucie: Tu as raison, c'est mieux ainsi. Je serai triste tout à l'heure. Il ne faudra pas m'en vouloir.
- Moi: Moi aussi, cela me parait étrange de devoir nous séparer maintenant. Mais ce ne sera pas pour longtemps. Je reviendrai.
- Lucie: Tu reviendras. Est-ce que tu reviendras? Loin, combien de temps te souviendras-tu de moi?
- Moi: Je ne pourrai jamais t'oublier. Je t'écrirai tous les jours.
- Lucie: Que pourrais-je répondre à toutes ces lettres? Je n'ai pas l'habitude d'écrire. Tu te lasseras de mon peu de culture.
- Moi: Tu me diras seulement un mot, et cela suffira parce que je sais ce qu'il y aura derrière. Je te connais, et je t'aime.
- Lucie: Là-bas tu rencontreras des dizaines de filles préférables à moi.
- Moi: Toi ou personne.
- Lucie: Ne dis pas cela. Je ne veux pas que tu sois lié par notre amour. Je t'attendrai. Je veux croire que tu reviendras, parce que cette pensée me rend heureuse. Mais ne te considère pas comme engagé pour cela. Je veux que tu sois heureux, avec moi, ou avec une autre si une autre peut te rendre plus heureux que moi.
- Moi: Ce sera avec toi ou avec personne.
- Lucie: J'ai peur de tes idées. Je ne suis pas jalouse, car je sais qu'elles sont plus grandes que moi, mais j'ai peur qu'à cause d'elles tu ne reviennes pas.
- Moi: Nous réaliserons nos projets. Nous travaillerons ensemble. Tu es toujours d'accord pour que nous donnions notre vie pour ces idées?
- Lucie: Oui, mais j'ai peur.
- Moi: Je ne veux pas que tu sois malheureuse.
- Lucie: Je suis heureuse, puisque je t'aime. Mais j'ai peur.
- Moi: N'aie pas peur, je t'en prie.
- Lucie: Oui.
- Moi: Je reviendrai.
- Lucie: Oui.
- Moi: Tu seras ma femme.
- Lucie: Oui.
- Moi: Nous travaillerons ensemble pour changer le monde.
- Lucie: Oui, pour changer le monde.
- Moi: Rien ne pourra plus nous séparer.
- Lucie: Rien ne pourra plus nous séparer.
- Moi: Tu n'as plus peur?
- Lucie: Je n'ai plus peur.
- Moi: Je pars changé, et je te le dois.
- Lucie: Comment cela?
- Moi: Tu m'as appris que je suis capable d'aimer. Pour moi ce départ est comme cette journée plus froide, plus incisive, plus rude qu'avant l'orage, mais aussi plus vraie. Les torrents ont entraîné des eaux boueuses jusqu'à la mer. La tempête la rejeté sur les plages des monceaux de varech. Des arbres sont tombés. Mais la terre est humide, et prête à refleurir. Je pars, douloureux de te quitter, de quitter ces lieux qui seront toujours associés pour moi au verbe aimer. La fontaine, le chemin, la calanque et sa grève de sable blanc, l'eau, le feu, le vent, l'air marin, le goût du sel sur la peau, seront toujours liés à des yeux verts pailletés d'or où j'ai découvert que je pouvais aimer.
Ce soir nous nous sommes un peu joué la comédie pour ne pas nous quitter sur un ton de tristesse. Tu as raison d'avoir peur de me perdre. Et j'ai raison de partir le cur gros. Nous devions tâcher de nous consoler, cela faisait partie de la règle du jeu. Mais nous pourrions nous séparer, même définitivement, c'est vrai que nous garderions l'autre en nous. Je te porte en moi parce que nous nous sommes aimés au point que tu m'as changé. Je sens que je ne suis plus le même, tu es en moi, gravée au fer rouge. Jamais je ne pourrai t'oublier.
- Lucie: Comment pourrais-je t'effacer de ma mémoire. Tu seras toujours douloureusement présent jusqu'à ce que tu reviennes. Mais reviendras-tu?
- Moi: Je suis honteux Lucie. Je suis seul à profiter de notre amour. J'ai trouve un supplément de vie et je l'ai revu de toi. Mais toi tu rentreras dans une plus stricte solitude. Je te prive du peu que tu possédais. Je suis un voleur d'a me. Je t'ai pris ce qui manquait à mon âme et je ne t'ai rien rendu. C'est atroce!
- Lucie: Ce n'est pas vrai. J'ai reçu autant que toi.
- Moi: Tu dis cela pour me tranquilliser. Tu n'as gagné avec moi qu'un amour pur sans dispute, mais sans issue non plus et peut-être sans espoir.
- Lucie: Tu ne peux pas savoir l'importance pour moi de ce que tu disais tantôt. C'est vrai, je sens qu'une partie de moi-même est passée en toi, mais je me sens davantage moi-même en cela. Comprends-tu?
- Moi: Non je ne te comprends pas. Ou peut-être si. mais si confusément. Explique-moi encore.
- Lucie: J'ai toujours senti que vivre c est donner la vie. Mais pour donner la vie il faut bien la prendre quoique part. On ne peut pas espérer donner sans que cela ne coûte un peu. Je vois bien comment ma mère a vécu. Elle a toujours donné la vie, sa vie. Je ne l'ai jamais vu garder quelque chose pour elle-même.
- Moi: Mais c'est injuste. Il faut réagir.
- Lucie: Non, c'est notre destin de femmes.
- Moi: Vous ne vivez pas.
- Lucie: Nous vivons dix fois plus en vous.
- Moi: Et quand vous nous avez tout donné, nous avons qu'une hâte c'est de partir, de vous quitter. Comment une telle ingratitude est-elle possible?
- Lucie: C'est nous qui vous renvoyons. Toute notre activité est de vous éloigner pour que notre don soit effectif. C'est seulement si vous vivez indépendamment de nous que nous vous avons vraiment fait naître.
- Moi: La maternité... Nous ne cherchons que nous-mêmes alors que vous ne cherchez qu'à donner. Et nous vous appelons le sexe faible. Quels fous nous sommes!
- Lucie: Si vous ne vous sentiez pas les plus forts vous n'accepteriez rien de nous. C'est notre faiblesse qui nous rend fortes. Le plus tragique pour nous c'est que vous refusiez notre amour.
- Moi: Je dois apprendre encore tout de toi. Qu'importent les paroles et les livres au regard de ce que tu m'apportes. Tu es un livre ouvert. Un livre de vie. J'ai besoin de toi, de te lire jour après jour, toute une vie.
- Lucie: Reviendras-tu? Dis-moi ce que tu penses. Ne crains pas de me faire mal.
- Moi: Du fond du cur, tu sais que c'est mon plus grand désir. Mais je ne peux pas me décider maintenant, tu sais pourquoi.
- Lucie: Je le sais. Je tâcherai de ne pas être jalouse de tes idées. Je t'aime libre. Je t'aimerais moins peut-être si tu avais perdu la tête pour moi. Garde ta tète, et si tu la donnes, donne-la à quelqu'un ou pour quelque chose qui en vaille la peine.
- Moi: Si je dois me marier, ce sera avec toi. Tu me crois quand j e dis cela?
- Lucie: Oui je te crois. Mais reste libre.
- Moi: Toi non plus, ne m'attends pas.
- Lucie: Mon cur est comme plus grand. Il me semble que je suis plus triste que je ne l'ai jamais été, et en même temps je sens que je pourrais être plus heureuse que jamais. Tu crois que c'est possible?
- Moi: Je veux que tu sois heureuse.
- Lucie: Il faut que tu acceptes de jouer avec moi.
- Moi: A quoi donc?
- Lucie: Avant chaque décision importante, Papa ouvrait la Bible et lisait une phrase au hasard. Toujours il y trouvait une lumière.
- Moi: Je veux bien.
- Lucie: Tiens, choisis une phrase pour moi.
- Moi: Là, le verset qu'indique mon doigt.
- Lucie: " Demeurez en mon amour ".
- Moi: Voilà une réponse qui me plaît, tout au moins telle que je l'interprète.
- Lucie: Est-ce l'interprétation juste? Voilà pour toi.
- Moi: Lis toi-même, je t'en prie.
- Lucie: " Ayez le goût des choses du ciel, non de celles de la terre".
- Moi: Quelle phrase dure à entendre et pourtant fascinante. Oui, je sens que je peux faire de cette phrase le programme de ma vie, au fond c'est bien dans la ligne de ce que nous venons d'expérimenter.
- Lucie: Mais l'avenir reste tout aussi indéchiffrable.
- Moi: Pourquoi, pourquoi nous sommes-nous rencontrés? Pourquoi nous sommes-nous aimés ainsi? Il y a sûrement une raison. Quelle autre raison que nous unir pour toujours?
- Lucie: Je veux croire qu'il n'y en a pas d'autre, mais seul le temps pourra le dire, n'est-ce pas?
- Moi: Oui, laissons le temps nous monter le chemin de notre vie. Une chose m'a toujours frappé depuis mes premiers voyages en mer. Quand on est à l'avant on n'a pas l'idée de la direction où l'on va. Tout est possible, tout est pareil en mer. A la poupe, si on regarde le sillage, on sait si le bateau va toujours dans la même direction ou s'il est en train de virer.
- Lucie: Je comprends ce que tu veux dire. Mais qui tient la barre?
- Moi: Je crois que nous l'avons prise en main tous les deux. Le tout est de serrer le vent au plus près si nous voulons arriver au port.
- Moi: Ouvrons la Bible une dernière fois, je voudrais tant avoir une réponse définitive: " Chaque fois il m'a répondu: Ma grâce te suffit ".
- Lucie: N'en demandons pas davantage, il ne faut pas tenter Dieu.
- Moi: Au-revoir.
- Lucie: Je...
- Moi: Oui, dis-moi.
- Lucie: Adieu.