DIALOGUE VINGT
La route départementale
Nous
Le présent
Je l'aime
Au matin nous avons pris la route. Le soleil était encore caché par les montagnes. Des nuages à l'horizon étaient vivement éclairés, et les couleurs du levant teintaient curieusement l'ouest. Nous roulions vite sur la rente encore déserte. A notre droite les plages défilaient, plus attirantes l'une que l'autre dans leur solitude. Tantôt de gros cailloux gris ou verts, tantôt de fin sable jaune presque vif on blanc. L'eau en vagues discrètes clapotait doucement.
Sur la gauche c'étaient les rochers abrupts et les collines couvertes d'une végétation tenace qui savait se défendre contre l'ardeur du soleil d'été et les vents continuels de l'hiver. Les buissons suivaient de près les lignes du relief comme pour donner moins de prise aux tempêtes. Quelques pins et des chênes verts accentuaient çà et là le dessin du paysage, avec les cyprès vert sombre et les cimetières d'un blanc éclatant. A cette heure encore fraîche, aucune vapeur ne troublait une transparence presque irréelle.
J'aurais voulu goûter des instants aussi riches de densité naturelle. Nous roulions en silence. Mes amis respectaient une tristesse dont ils devinaient la cause. Je leur savais gré de ne pas m'interroger. Quelques heures de voiture, puis le monde serait un autre monde. Le ciel un autre ciel. Tous les cadres de la vie seraient changés. La vie seule serait à continuer, sans pouvoir revenir sur le passé ni préjuger de l'avenir. Le présent, voilà ce qui me rattachait à la réalité, sinon j'aurais indéfiniment ressassé quelques souvenirs, ou échafaudé des projets irréalisables. Dans quelques heures je serais ailleurs, avec d'autres préoccupations, d'autres peines et d'autres joies. Que resterait-il en moi de ces journées passées près de Lucie? J'avais devant moi quelques heures d'une réalité encore présente, après il faudrait aviser. Je repensai à notre première rencontre, à cette journée de communion à la plage, à cette silhouette qui m'avait charme'. Je revis ses yeux d'émeraude et d'or, ses boucles noires, sa peau foncée, son sourire. Je revécus nos conversations, notre amitié, la calanque, la soirée dans sa chambre aussi, et notre au-revoir. Tout cela était vrai. J'en emportais une plus grande capacité d'aimer. Tout le reste était encore terriblement proche, mais c'était le passé. Le passé, comme mes anciennes tergiversations. Le condueteur de la voiture ne savait pas ce que je lui devais, et il ne le saurait probablement jamais. A cause de lui, à cause de son drame, en acceptant de renoncer au mien, j'avais retrouvé le pivot de ma vie. Une vie pour ma vie. Voilà ce qui restait. Les circonstances, les personnes méme se dilueraient lentement dans le flou du souvenir. A moins que nous n'ayons un nouvel acte de notre vie à jouer ensemble. Instinctivement je m'accrochai à cet espoir.
J'avais connu avec lui une solidarité toute nouvelle. Moi qui n'avais jamais été capable de penser autrement que "je ", méme s'il m'était arrivé de dire " nous ", j'avais découvert au plus profond de moi-même un " nous " qui devait être plus personnel que moi puisqu'il m'avait contraint à un acte de volonté et de liberté dont je me rendais compte qu'il était le premier et peut-être l'unique de ma vie. Pour penser " nous " j'avais découvert que je devais m anéantir. Me confondre avec un néant qui avait rempli mes plénitudes, avec une solitude qui avait accompagné mes relations, une nuit qui avait illuminé mes lumières. Je ne savais pas si ce néant, cet inconnu, cette question lancinante que j'avais décidé de lier à mon destin existaient vraiment. - Comment pourrais-je savoir jamais si le néant existe? Mais j'y avais rencontré un homme. Je pouvais désormais penser " nous ".
Que ressentait-il, lui? Je savais qu'il était désespéré, mais cela ne m'inquiétait plus, car je l'étais aussi. Nous doutions, lui de son athéisme, moi de ma foi, mais le doute était commun et rien ne me donnait plus de certitude que ce doute. Qu'importait la foi dans cette optique. Je voyais bien qu'il était aussi près de Dieu s'il existait, et que j'avais la même expérience du néant si tout se réduisait à lui. Je me disais qu'un jour, dans la mort, je serais face à la réalité et qu'elle serait la méme pour lui, néant définitif ou Dieu face à face. Par solidarité avec un athée, j'avais opté pour ce qu'on appelle la foi en Dieu mais cela ne prouvait rien. Moi qui avais longtemps été religieux sans croire en Dieu, je découvrais qu'avoir choisi de croire en Dieu me coupait de la religion pour me projeter vers tous ceux à qui Dieu manquait. Et ce n'était que par honnêteté avec moi même et solidarité humaine que j'aurais pu retrouver religion et Eglise. Il s'était agi au sens fort d'une conversion. J'étais proprement retourné. Une association d'idées saugrenue m'amusa. Je me voyais cherchant à expliquer tout cela à Mademoiselle et au Père missionnaire. Cependant je les comprenais mieux et je m'en voulais de les avoir jugés si durement. Eux aussi je les avais acceptés en bloc en choisissant. Que la belle-mère soit un peu poussiéreuse n'empêche pas d'épouser la fille.
Sur la banquette arrière, deux jeunes gens qui avaient vécu une étrange aventure. Beaucoup m'échappait de ce qu'ils étaient. Je ne les comprenais qu'en partie. On ne peut vraiment connaître que soi-même, et encore jamais complètement. Les autres on ne les connaît que dans la mesure où on les rencontre et où ils prennent part effectivement à notre intimité. Je leur étais encore assez étranger. Nos préoccupations jusqu'à présent n'avaient pas été les mêmes. Elle avait des convictions que je respectais mais elles ne me concernaient pas. Lui en avait d'autres que je partageais mais je voyais bien que ce n'était pourtant pas sur ce plan que nous aurions pu nous rencontrer. C'était leur manière d'appliquer leurs idées qui me touchait car la logique de leur vie les séparait absurdement. Il me semblait les comprendre mieux au travers de l'amour de Lucie. Nous nous étions quittés parce que nous ne savions pas encore si nous étions faits l'un pour l'autre. Eux savaient qu'ils pouvaient tout partager. Ils avaient déjà tout partagé. Ils avaient connu le dialogue et ils y avaient rencontré le néant et l'absurde jusqu'à la séparation. Ils s'aimaient assez pour se séparer.
Il n'y avait aucune comparaison à établir. Mais je vis que ma douleur de quitter Lucie n'avait probablement pas de commune mesure avec la leur. Je frissonnai à l'idée que tout ne faisait que commencer. Pourtant la vie me parut intéressante.
Et Lucie? Je me demandai si elle était triste. Mais elle était trop simple et trop pure pour s'exalter ou se morfondre. Elle devait être triste, et aussi heureuse, comme la Vierge du monastère, d'une manière indéfinissable. Elle avait une faculté exceptionnelle de vivre dans le présent, tellement que par elle j'avais mieux compris ce que pouvait être l'éternité. Il y avait chez elle une permanence dans l'oubli instantané du passé. Dès le début j'y avais été sensible. Je me souvins de son sourire, et me réjouis à la pensée qu'il illuminerait encore bien des grisailles. Et je sentis que son sourire redessinait mes lèvres et plissait mes yeux.