DIALOGUE HUIT

C'est impossible, je ne peux pas

Une étrange impression

 - Lui: Qu'as tu pensé du sermon?

- Moi: Ne m'en parle pas. J'en suis encore tout chose. J'ai envie de faire un esclandre ce soir.

- Lui: Non, ce n'est pas la peine.

- Moi: Mais pense à tout le mal que des idées comme les siennes peuvent entraîner.

- Lui: Pas avec le public qu'il aura. Au contraire, il l'amène a faire une bonne action, en utilisant des arguments à sa portée.

- Moi: Je te trouve bien indulgent.

- Lui: Je le suis devenu grâce a elle. Avant, j'étais intolérant. Maintenant je me rends compte que chaque homme détient une part de vérité, dont j'ai besoin pour me compléter.

- Moi: Mais il n'y a pas deux vérités. Il ne peut y en avoir qu'une seule.

- Lui: Ce n'est pas si simple que cela. Je t'assure que chaque homme a quelque chose à dire. C'est comme s'il possédait une photo de la réalité, et tous les autres hommes d'autres photos de la même réalité. Les photos pourraient être contradictoires mais toutes vraies.

- Moi: Il y a tout de même des gens qui sont dans l'erreur, tu ne le nieras pas.

- Lui: Le tout est de savoir discerner le vrai du faux.

- Moi: Et comment?

- Lui: Il faut de 1' exercice. Mais peu à peu on y arrive.

- Moi: Je cherche la vérité depuis des années, et je me demande souvent ce que je cherche. J'ai besoin d'une certitude. Je suis construit comme cela.

- Lui: Me permets-tu de te dire quelque chose?

- Moi:...

- Lui: Tu ne trouveras la vérité que si tu acceptes de la perdre. On n'atteint la lumière que si on accepte de passer par la nuit.

- Moi: Répète, je ne saisis pas très bien.

- Lui: Je dis que la vérité, la lumière, tu ne peux les rencontrer que si tu te jettes dans la nuit avec confiance. Il n'y a pas d'autre chemin.

- Moi: Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible. Je ne peux pas me contenter d'une foi aveugle. J'ai une intelligence. Elle doit servir. Pour faire comme tu dis, il suffit que je renonce a ma recherche et que je me laisse entraîner par ma sensibilité. Depuis des années que je rejette cette démission de moi-même. C'est absurde.

- Lui: Tu ne rencontreras la logique que si tu acceptes de passer par l'absurdité.

- Moi: Tu cultives le paradoxe, mais admets que tu y vas un peu fort. Ce n'est pas possible.

- Lui: Ce n'est pas par amour du paradoxe que je te dis cela. Je te souhaite sincèrement cette expérience. Pour moi c'est la base de ma foi. Sans elle je n'aurais pas pu tenir. Surtout ces derniers temps.

- Moi: Je te crois. Mais je ne peux pas croire que ce soit mon chemin.

Lui: Peut-être que non. De toutes façons ce n'est pas de moi que cela dépend. Excuse-moi d ' avoir été aussi catégorique. On voudrait être tolérant, et tout d'un coup on se retrouve rigide et sermonneur. C'est trop bête.

- Moi: Tout cela à cause d'un vrai sermon. N'empêche que je ne l'ai pas digéré, celui-là.

- Lui: Tu la connais depuis longtemps?

- Moi: Depuis mon enfance. Mais nous nous étions perdus de vue. J'ai passé plusieurs fois mes vacances ici. J'ai même fréquenté quelques jours l'école communale dans la rue en face, un peu plus haut sur la droite. J'avais appris une fable de La Fontaine, " Le corbeau et le renard ", je me souviens, le mot phénix me fascinait. Ses parents sont des amis de famille. Ce sont eux qui m'ont invité à passer quelque temps ici. Tu l'aimes beaucoup, n'est-ce pas?

- Lui: Oui. Je l'aime. C'est vrai. Je l'aime à tel point que la seule chose que je désire de tout mon cœur est de vivre avec elle. Mais cet amour même m 'éloigne d'elle parce qu'il m'a fait redécouvrir les options essentielles de ma vie.

- Moi: Qu'est-ce à dire?

- Lui: Je sens que je ne m'appartiens pas. J'appartiens aux autres, à tous les autres, pas seulement à elle, et je veux vivre à fond. Je l'aime, et rien que l'idée de devoir nous séparer, même pour peu de temps si nous sommes destinés l'un à l'autre, cette seule idée me rend malade. Je fume comme un pompier. Je ne dors presque plus. Ce qui m'arrête, c'est que je lui fais mal. Actuellement, alors que nous nous aimons plus que jamais, nous nous faisons un mal terrible l'un à l'autre.

- Moi: Qu'est-ce qui t'empêche de vivre avec altruisme et de l'épouser?

- Lui: Rien en théorie. Et je ne sais pas si cela ne sera pas l'issue en définitive. Mais pour le moment je suis de plus en plus convaincu que je dois rompre. Sinon, je suis partagé, et je ne veux pas être partagé, mais total. Je ne peux pas être libre si je n'ai pas tout. Si ce tout je peux l'avoir avec elle, tant mieux, sinon ce sera sans elle. Mais je voudrais qu'elle trouve aussi ce tout, et je ne sais pas comment l'aider pour cela. Je la respecte trop. J'attache trop de prix à sa liberté pour l'influencer, quand bien même je le pourrais. Voilà peut-être le plus difficile à accepter, dans toute cette situation embrouillée.

- Moi: Je te comprends.

- Lui: Tu vois, je veux être honnête avec moi-même et avec elle, mais surtout avec Dieu.

- Moi: Honnête avec Dieu. Tu as de la chance d'y croire comme cela, simplement.

- Lui: Croire est simple pour moi, c'est vrai. Mais après il faut être honnête. Si Dieu est, il est amour. Alors c'est lui qui me veut libre. Hors de lui je ne peux pas être vraiment libre, je l'ai expérimenté. Maintenant je veux aller jusqu'au bout de cette découverte. Et je ne sais pas où elle me mène. Ce n'est pas très confortable, tu l'avoueras.

- Moi: Je t'envie un peu, pourtant. Toi au moins, tu as un point fixe dans ta vie. Moi je flotte encore entre deux eaux.

- Lui: Je suis malheureux pour elle. Je l'aime, tu sais.

- Moi: Je sais. Elle m'a dit la même chose, de la même façon.

- Lui: C'est drôle. Il y a une heure nous ne nous étions encore jamais vus. Maintenant j'ai l'impression de te connaître depuis toujours et je te raconte les choses les plus intimes de ma vie.

- Moi: J'avais peur de te rencontrer. Je broyais des idées noires, et maintenant il me semble avoir un nouvel ami. Je croyais qu'il fallait des années pour construire une amitié.

- Lui: Les greffes se pratiquent sur le vif. Peut-être parce que nous souffrons tous les deux nous sommes-nous compris.

- Moi: Il faut que je te fasse un aveu, même s'il me coûte, parce que je ne comprends pas ce qu'il signifie. Tout à l'heure pendant que tu me parlais de la nuit à traverser pour atteindre la lumière, il se passait un phénomène curieux en moi. Tout mon être se rebellait contre tes idées qui me paraissaient fausses, mais je ne pouvais pas nier que toi tu étais vrai.

- Lui: Ami?

- Moi: Ami.

Je le quittai, plus troublé par cette conversation que je ne l'avais laissé paraître. Ce que je lui avais avoué négligemment était très grave pour moi. Comment, dans sa bonne volonté assez maladroite, avait-il pu me piquer au défaut même de ma cuirasse. Ou, plus exactement, m'obliger ainsi à me demander si je portais une cuirasse, ce que je me refusais à croire, parce que son coup m'avait absolument pris au dépourvu. J'étais affronté à un problème nouveau qui me déroutait plus qu'aucun autre. Comment avais-je pu être mis devant une double évidence aussi contradictoire. Etait-il possible qu'il fût vrai, lui, et ses paroles mensongères? Ce qui me dérangeait c'était que je n'arrivais pas à le classer dans les sincères qui se trompent. Il m'était apparu "vrai" et même, ce qui me troublait davantage encore, "vérité". Pourtant tout ce que j'avais pu constituer en moi comme certitude en fait de vérité était inconciliable avec ses paroles. Ce pouvait-il que la vérité fut relative à chaque individu. Ou bien, comme j'en avais eu l'intuition la veille, devait-on se mettre en relation avec la vérité. Quand il me proposait de traverser la nuit, voulait-il exprimer cela? Mais comment peut-on se mettre en relation avec quelque chose en lui tournant le dos. Non, je ne pouvais pas admettre sa théorie. Pourtant le fait restait. A mes yeux il s'était montré vrai alors même que ses paroles me révoltaient, me scandalisaient. Accepter cette impression comme un fait malmenait toute ma logique et m'aurait mis en cause si radicalement que je tâchai de l'oublier en la qualifiant de fugitive, alors que je l'avais tout bonnement chassée de mon esprit.

Dialogue neuf Le soleil plein le ciel