DIALOGUE SEPT
Le sermon
Mademoiselle
Le trou de souris
L'église était plus vaste que l'importance du village ne l'aurait laissé supposer. Style jésuite campagnard. Un fronton soutenu par des volutes lui donnait une certaine affectation d'originalité. L'intérieur avait été restauré depuis peu par un peintre d'enseignes qui avait mis tout son talent au service du goût assez approximatif du bon curé. Dans les rues j'avais déjà eu l'occasion d'admirer les uvres profanes de l'artiste. Toute une boucherie en faux marbre rouge et blanc. Des pains et des épis dorés pour le boulanger. Un fresque représentant la tour et la falaise derrière le bar, au café des voyageurs.
Son passage dans l'église aurait pu être plus catastrophique. N'était-ce une peinture allégorique où un Sacré-Cur bonhomme bénissait les présents apportés par l'humanité entière figurée par des personnages de différentes races: ouvriers avec leur marteau, paysans avec leur faucille, et jusqu'à un pilote tendant un avion argenté. Tout était encore dans l'état primitif: Autels chargés de candélabres dorés et de reliquaires ouvragés, offrant à la vénération une tribu de bienheureux. Les chaises prie-Dieu étaient marquées au nom des familles, et j'avais pris soin d'en utiliser une appartenant à mes amis pour éviter des ennuis.
Enfants endimanchés aux premiers rangs, dames à chapeaux derrière, quelques messieurs. Peu de jeunes. Elle était là.
Le célébrant était environné d'une nuée de servants, en soutanes rouges et surplis blancs: Il pouvait mieux les tenir à l'il autour de lui.
Une vieille demoiselle, sur du précédent curé, faisait office de bedeau, dirigeant d'une voix autoritaire les répons de l'assistance et sonnant une clochette à quatre tons lorsque cela lui semblait opportun. Ce matriarcat paroissial était admis par tout le monde, avec plus ou moins de réticences. Mademoiselle représentait une certaine continuité, avait l'il à tout et à tous. Le curé, qui avait plusieurs paroisses sous sa juridiction, y trouvait aussi son compte. Les tiraillements devenaient plus graves tous les quatre ou cinq ans, lors de la visite de Monseigneur que toutes les familles auraient voulu recevoir. De longues tractations s'effectuaient auprès de Mademoiselle, qui ne satisfaisaient personne, puis le temps passant, les humeurs se calmaient jusqu'aux élections municipales où son mot avait grande importance comme voix officieuse de l'Eglise. C'était une personne charmante qui ne vous tenait jamais longtemps rigueur du mal qu'elle vous avait fait. Elle avait appris le catéchisme à tous les habitants ou presque, et conservait en beaucoup de domaines une influence non négligeable.
Le sermon fut l'ouvre d'un Père missionnaire. Je ne savais pas qu'il en existât encore de ce type. Avec un sérieux magnifique il nous raconta comment les fidèles avaient le devoir d'aider les Missions parce que l'Eglise apportait la civilisation dans ces pays. Pour nous en donner la preuve, il nous exposa le récit horrifiant d'un brave homme qui, de retour en brousse, fortune faite à la ville, avait commencé à se construire une maison en dur, et avait été assassiné. Son fils, son frère et son neveu avaient l'un après l'autre cherché à poursuivre cette construction, et tous avaient trouvé la mort dans des circonstances restées mystérieuses: Ce village païen, qui refusait la civilisation, devait être évangélisé; pour cela l'Eglise avait besoin de missionnaires, de prières et d'argent.
Certes, dans le peu de temps d'un sermon, l'orateur n'avait pas la possibilité de donner tous les détails qu'il aurait désiré donner. Il nous invitait le soir même à dix-sept heures à sa conférence avec projection de photos en noir et en couleurs sur le thème: l'Afrique et les missions.
Puis il était retourné à sa place, gravement. Le curé avait lu les annonces de la semaine et précisé que la quête était au profit de l'Eglise missionnaire. Mademoiselle avait donné le plateau à la personne choisie ce dimanche-là pour la quête. C'était un honneur coûteux, car il était de coutume que la quêteuse, généralement élue parmi les familles aisées du village, donnât l'exemple en mettant au fond du plateau un gros billet. Mademoiselle veillait discrètement mais avec efficacité à ce que cette pieuse tradition ne se perdit pas. La suite de la messe fut sans histoire, bercée par quelques cantiques bien de chez nous, comme: " Prends ma couronne, je te la donne, au ciel n'est-ce pas tu m'la rendras? "
Le sermon m'avait secoué. Certes le missionnaire était sincère, et probablement un saint homme, mais de telles idées me révoltaient. Tous mes problèmes affluaient. Mes doutes, jamais totalement écartés. Mon besoin insatiable de vérité, de cohérence. De nouveau une grande angoisse me prenait. Il me fallait une réponse à tant de questions. Je ne pouvais pas me contenter de cette foi du charbonnier que me procurait l'harmonie de la nature. Ma sensibilité me disait continuellement un Dieu que ma raison voulait savoir et non sentir. Il me fallait une preuve irréfutable dans un sens ou dans un autre, cette indécision était insupportable. Une fois de plus j'avais participé à la communion avec un doute vertigineux, niant à ma sensibilité l'autorité sur moi-même. Pourtant je ne voyais pas de raisons plus convaincantes que ce que je sentais profondément.
Je restai ainsi prostré pendant longtemps. Dans ces moments-là je ne savais plus quel parti adopter car je me demandais si je ne devais pas mettre Dieu, s'il existait, en demeure de me le faire savoir. Mors j'envisageais d'entrer dans un séminaire pour lui forcer la main. Ou bien j'avais envie de tout abandonner et de vivre une vie sans problèmes en travaillant à fond dans mon art, car je sentais que c'était un moyen de ne pas mourir. La troisième issue qui me venait à l'esprit de temps en temps, c'était bien sûr le suicide. Mais en réalité ces solutions m'étaient interdites car je voulais trop être honnête avec moi-même pour me laisser aller à un coup de tête. J'étais encore sérieusement troublé lorsque je sortis de l'église et plongeai dans le grand soleil de la place. J'aurais voulu de nouveau partir seul dans la campagne. Peindre peut-être. âtre libre de méditer toutes ces idées qui me tracassaient. Sur les marches devant l'entrée, elle était assise avec un garçon au visage mangé par une barbe de vacances. Les yeux brillants et cernés de fatigue. A n'en pas douter c'était le garçon dont elle m'avait longuement parlé. Si j'avais pu m'enfiler dans un trou de souris, je n'aurais pas hésité, mais l'église était restaurée de peu et il n'y avait pas le moindre trou de souris. Je savais qu'elle désirait que je le connaisse et que je les aide. Dans l'état où j'étais j'avais bien davantage besoin de soutien moi-même. Mais il n'y avait pas le choix, sous peine de manquer de politesse et de parole.
Je me surmontai pour esquisser un sourire et lui tendre la main. Il avait la poignée de main d'un ami. Elle me demanda en riant si j'avais eu des visions puisque il s'était passé plusieurs minutes après que les derniers paroissiens étaient sortis, Mademoiselle la dernière. Malgré la tournure interrogative sa phrase était plus une simple entrée en matière qu'une question. Je trouvai le moyen de rire légèrement et me glissai dans le jeu. Visiblement elle avait l'intention de nous laisser seuls. Vite elle trouva un prétexte plausible pour nous abandonner à la terrasse du café des voyageurs. J'avais retrouvé le contrôle de moi-même et, inexplicablement, une certaine paix.