DIALOGUE SIX

Une bien émouvante histoire

- Elle: Tu tombes bien. Je m'ennuyais, et j'avais envie de te voir.

- Moi: Quel plaisir pour moi de pouvoir alléger le poids de ton ennui. Dois-je faire le clown?

- Elle: Idiot! Je suis contente de te voir, c'est tout. Et je passerais volontiers un moment avec toi.

- Moi: Je ne dis pas non. Bien que je n'aie pas la tête à de grandes discussions intellectuelles, je tâcherai de te suivre. Au besoin j'appellerai à l'aide.

- Elle: Tu n'es pas sérieux, mais ce n'est pas grave. Ou plutôt si. j'aimerais te parler de quelque chose de très personnel.

- Moi: Je t'écoute, de tout mon cœur.

- Elle: Vrai?

- Moi: Craché, juré.

- Elle: J'aime un garçon. Idéaliste, généreux, en un sens révolutionnaire. C'est un chrétien. Si je t'en parle, c'est parce qu'il te ressemble un peu. Cela ne t'ennuie pas que je te déballe mes déboires sentimentaux?

- Moi: Tu sais bien que non. Je t'en prie, continue.

- Elle: Il vaut mieux raconter depuis le début. Tu connais à peu près mes opinions et mon engagement. Pour moi c'est très sérieux. Tu me crois, n'est-ce pas? Ma vie n'a de sens que pour lutter afin de changer le monde, le reste ne compte pas. J'ai beaucoup pensé à tout cela et je suis persuadée que notre génération est vraiment une génération perdue. Donc pas de temps à gaspiller en roucoulements, ce sera pour plus tard. Je roucoule depuis deux mois. C'est arrivé bêtement. Nous avons été présentés l'un à l'autre par une collègue de labo. Dès les premiers mots j 'ai senti que i 'avais à faire à forte partie et j'y ai mis le paquet. Lui aussi. Je ne suis pas à court d'arguments. Lui non plus. Nous avons parlé des heures. Et je crois que nous étions l'un pour l'autre l'occasion d'une découverte surprenante. J'ai pour ma part encore du mal à l'accepter complètement. Nous qui nous croyions les tenants de deux visions du monde diamétralement opposées, nous rencontrions quelqu'un de sincère, d'honnête, qui an fond désirait construire la même société humaine. Tout le reste nous séparait. Mais était-ce l'essentiel? Non, nous ne le pensions pas ce soir-là. Nous pensions plut6t que l'autre aurait pu, au fond sans se renier, changer de camp.

Les jours suivants, nous nous sommes revus. Pour être sincère, je crois que c'est moi qui ai insisté les premières fois, parce que je me sentais bien avec lui. Un soir, je lui ai dit que je l'aimais. Je le lui ai dit sur tous les tons. Mais lui s'obstinait à ne pas comprendre. Il me disait qu'il m'aimait aussi, qu'il était prêt à donner sa vie pour moi. Mais pour lui, cela avait un autre sens. J'ai essayé de le pousser jusque dans ses derniers retranchements, mais je ne suis arrivée à rien. Le résultat de cette entrevue fut que j'étais encore plus amoureuse de lui. Dans ma sincérité aveugle je pensais qu'il devait partager mon sentiment.

Lorsque nous nous sommes revus, chez moi cette fois, il m'aimait.

Il m'aimait, je l'aimais, nous nous sommes aimés. Mais avec quelque chose de pur, sans aucun égoïsme. Je ne sais pas si tu peux me croire.

Pendant les semaines qui suivirent, nous nous sommes apporté énormément. Car notre amour était terriblement exigeant pour l'un comme pour l'autre. Nous voulions qu'il soit pur. Qu'il n'entame en rien les choix fondamentaux qui étaient les nôtres. Et là, seule une attention de chaque instant nous permettait de rester amis. La moindre indélicatesse, la moindre mesquinerie nous auraient séparés pour toujours. Nous apprenions lentement à nous apprécier davantage dans nos options respectives, et plus le temps passait, plus nous désirions sincèrement aider l'autre à être fidèle à son idéal. Là ont commencé des difficultés plus grandes encore.

Pour lui, par exemple, notre amour devait aboutir au mariage. Dans mon esprit, au début, il n'en était pas question. Je voulais rester libre pour la révolution. En essayant de le comprendre, j'ai fini par admettre le mariage. Mais lui désirait des enfants et, pour des raisons évidentes, je n'en voulais pas. Cela sur un plan personnel, je te fais grâce du plan idéologique. Actuellement nous sommes dans une impasse. Et c'est moi qui l'ai provoquée. En le secouant continuellement pour le libérer de certaines attitudes qui me semblaient des compromis, je l'ai obligé à se reposer de nombreux problèmes de choix personnels. Inconsciemment, j'avais sous-estimé son attachement à la religion, le voyant tellement ouvert et proche de moi. Et le voilà qui s'éloigne de moi pour être fidèle à sa foi.

Comme au premier jour, il dit qu'il ne peut être fidèle à notre amour qu'en étant fidèle à son idéal et en le vivant jusqu'au bout. Le voilà de nouveau rigide sur certains points.

Je sens qu'il s'en va. Pourtant je ne peux pas lui reprocher de m'aimer moins. Ce n'est pas vrai, car je vois qu'il souffre peut-être plus encore que moi. An fond pour moi c 'était facile alors que, compte tenu de ses convictions, notre amour je m'en rends compte maintenant a dû être un grand déchirement pour lui. Maintenant c'est a mon tour. Mais lui aussi est malheureux, je le sais, et je ne vois pas le moyen d'en sortir.

- Moi: Pourquoi m'as-tu raconté tout cela? Je ne te connaissais presque pas, mais je croyais pouvoir te classer dans un tiroir précis. Maintenant je connais une femme pleine de contradictions et de sincérité, qui souffre. Mais comment l'aider. Qu'est-ce que je peux pour elle?

- Elle: Je t'ai parlé parce que tu es le seul ici qui puisses nous comprendre tous les deux, du moins en ai-je l'intuition. J'avais besoin de me confier. Et puis il vient demain on après-demain, et j'aimerais que vous vous connaissiez.

- Moi: Pourquoi?

- Elle: Je ne sais pas. Il me semble que cela serait bien.

- Moi: Je te remercie de ta confiance. Tu ne peux pas savoir ce que représente pour moi ton récit. Mais je ne vois pas pourquoi tu veux que je le rencontre.

- Elle: Pour que vous deveniez amis. Il demeurera an moins cela.

- Moi: Mais pourquoi penses-tu que le reste doive disparaître? Si vous vous aimez comme tu me l'as dit, vous surmonterez ce moment difficile et vous vous retrouverez plus proches que jamais.

- Elle: J'ai voulu le croire longtemps. Mais nous sommes trop intransigeants l'un et l'autre. Nous ne pourrions pas vivre dans le médiocrité de concessions réciproques. Quelque chose défie ma compréhension: Je suis habituée à analyser, à comprendre, à agir en conséquence. Quand je regarde ce qui s'est passé, il me semble avoir tout fait pour lui prouver la sincérité de mon amour. Pour l'aimer j'étais même arrivée à des concessions qui auraient dû le tranquilliser. Mais à partir d'un certain moment je n'ai plus pu suivre sa logique. Il y avait comme quelque chose de déréglé dans le mécanisme. D'une certaine manière c'était sensible dès le début. Je sentais qu'il ne cessait pas de me comprendre, alors que moi j'avais déjà décroché. C'est dur d'arriver à une telle conclusion. Mais c'est ainsi. Au début j'interprétais cela comme de l'ambiguïté de votre part. Il me semblait que vous fuyiez vos responsabilités, que vous étiez empêtrés dans votre morale surannée, et que vous ne viviez pas à fond.

- Moi: Et maintenant?

- Elle: Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je l'aime, tu sais.

- Moi: Je sais.

Dialogue sept Le soleil plein le ciel