DIALOGUE QUATRE

Le café-crème

Encore de l'objectivité

La cigarette anglaise

Je me dégageai avec circonspection de la conversation qui venait de s'achever avec autant de brusquerie qu'elle avait débuté. J'étais fourbu, les os brisés, vaguement nauséeux. Elle était sortie en sautillant, une rengaine aux lèvres, nous abandonnant immobiles et silencieux, perdus dans nos pensées. La surexcitation intellectuelle exhalait toujours en moi ces relents d'angoisse.

Je m'en voulais d'avoir gaspillé la paix que la journée précédente m'avait permis d'accumuler. Comment m'étais-je ainsi laissé surprendre à découvert par des étrangers, on presque? Elle n'était qu'une camarade d'enfance, oubliée depuis longtemps, et retrouvée par hasard. Je ne savais pratiquement rien de son frère. J'aimais trop choisir mes confidents pour me confier jamais.

Le dépaysement protecteur trouvé la veille dans la nature m'avait brutalement été arraché et mon malaise venait d'avoir respiré à nouveau une atmosphère que je croyais avoir bannie pour longtemps. Je m'étais cru un instant attablé devant l'insipide café-crème des terrasses jacassantes de Saint-Germain-des-Prés. Je m'étais aventuré dans une de ces conversations à la fois banales et profondes, où les parisiens évoluent à l'aise, mais qui dans un tel cadre jurait comme une faute de goût impardonnable.

Une autre constatation me troublait. Elle me touchait de plus près encore. Moi qui croyais chercher la vérité, moi qui prétendais être capable de tout lui sacrifier, n'avais-je pas deux visages? Avec moi-même j'étais inquiet, sûr de rien, irrésolu mais aussi influençable et romanesque. En compagnie, je devenais agressif, affirmatif, prétendument intellectuel. Je ne comprenais pas si ce partage était intérieur. Il me semblait pourtant rester toujours moi-même. Il me semblait pourtant contrôler toujours mes sentiments et mes paroles. Etais-je deux ou un? Et si j'étais un, le monde était-il divisé pour que je me trouve ainsi écartelé? Ou bien n'étaient-ce que mes relations avec le monde et avec moi-même que je devais unifier? Il m'apparaissait confusément que la dernière hypothèse était la bonne. Je ne devais plus tant m'adapter aux circonstances et aux personnes - ce qui signifiait en général me défendre - mais je devais entrer en relation avec elles, d'une autre manière. C'était la relation qui devait être vraie. Du même coup, la discussion sur l'objectivité et la vérité s'éclairait d'une autre lumière. Mais de nombreux éléments du puzzle me manquaient encore. Il me faudrait revenir sur ce sujet.

Ma relation devait être vraie... N'étais-je pas en train de confondre sincérité et vérité? Pourtant un intime besoin de tolérance me disait que la vérité devait pouvoir sortir du dialogue. Mais je ne pratiquais encore que le dialogue de sourds et de muets. Je me connaissais assez pour savoir que le mutisme chez moi se traduisait le plus souvent par un débordement de paroles, et la surdité par une attention polie et cordiale.

Je détestai soudain l'éducation convenable et le caractère conciliant qui me permettaient de être jamais en reste dans une société, et cette pointe d'esprit caustique qui me suggérait l'implacable mot de la fin. La vérité ne se gagnait pas comme une bataille, à coups de vérités premières et de paradoxes habilement assaisonnés comme j'avais la faiblesse de le croire quand j'étais en compagnie. Mais il ne suffisait pas non plus de papillonner indéfiniment autour d'elle sous le prétexte d'une vague objectivité comme cela m'arrivait quand j'étais seul, plus par crainte être un jour convaincu que par un pur amour du vrai.

La sincérité que je prétendais mettre dans chacune de mes démarches n'était-elle pas une sincérité matoise de bonne compagnie, pleine d'un orgueil viscéral? Tout ce que je cherchais c'était moi-même, ma sécurité intellectuelle. Je refusais le risque d'une prise de position nette par peur de me tromper. Ce manque de courage et cet égoïsme me déplurent mais choisir sans certitude aurait été contre nature. Il m'apparut que si je m'obstinais à me chercher moi-même dans mes relations avec les autres, je perdrais la chance de me trouver. Mais j'avais un mal considérable à me l'avouer. Je pense même que ce jour-là je refusai de m'ouvrir à cette idée. Pourtant mes expériences les plus fortes auraient dû me convaincre et spécialement les dernières. La journée vécue à la plage où j'avais pu me perdre sur le giron de ma mère matérielle et où j 'avais cru me retrouver un moment. Et puis, comme pour en donner une preuve par l'absurde, ces discussions sans issues avec mes ho tes auxquels me liait une sourde complicité. Car nous avions beau nous croire différents et représenter des options que nous nous plaisions à exacerber par le jeu des idées, n'étions-nous pas solidaires? N'étions-nous pas les têtes grimaçantes d'une seule hydre intellectuelle? Et nos conversations, un simple monologue récité à plusieurs voix pour lui ôter de sa monotonie?

Je m'en voulais d'avoir été la cible de quelqu'un, d'avoir dû me défendre, d'avoir. dû contre-attaquer. D'avoir dû prendre position dans un domaine où je n'éprouvais que doutes et angoisses. Pouvait-on ne pas se défendre toujours. Pouvait-on vivre une relation qui ne fût pas toutes griffes dehors sans pour autant se figer dans l'expression stupide des toutous de faïence courtois? Il me fut intenable de découvrir que toutes mes facultés agissaient pour leur propre compte. Mais je devinais qu'il m'aurait été bien difficile de rassembler mes facultés constamment, et l'idée de ne pas me posséder mais être le jouet des autres ou d'une partie de moi-même me révolta. Au mieux jusqu'alors, dans une certaine qualité de silence, j'avais pu voir tous mes sens en accord avec mon cœur, et je m'étais entendu prononcer des paroles que mon intelligence refusait d'avaliser. Avec les autres, j'avais toujours plus ou moins joué un rôle, défendu une foi que je n'avais pas, quitte, suprême élégance, à avouer naïvement ma duplicité.

Certes je ne fus pas fier de moi. Un espoir pourtant me restait, sur lequel insensiblement je m'appuyai davantage. C'était que le sentiment qui occupait tant de place dans mon cœur me permette de vivre une nouvelle qualité de relations. Peut-être l'amour serait-il capable de changer ma personnalité. Une idée me traversa l'esprit. Peut-être l'amour était-il précisément la personnalité vraie de l'homme. C'était possible, mais je ne saisis pas bien le sens de cette idée. J'en eus peur. J'aimais le paradoxe, mais je craignais l'inexplicable.

Les mégots froids dans le cendrier me remirent en mémoire un autre détail de la matinée qui me chiffonna. Pourquoi un aspect aussi marginal acquérait-il d'un coup une telle importance? C'était la façon dont j'avais refusé de fumer. Je décelai de l'aigreur dans mon intonation. Je n'avais rien ajouté à la réalité. C'était vrai que je n'avais jamais fumé et que je jugeais cela inutile sinon nuisible. Mais la sorte de point d'honneur que j 'avais mis à ne pas le faire me parut mesquin, comme s'attacher à je ne sais quelle virginité déplacée. La force de caractère se mesurait-elle à un peu de fumée en plus ou moins. Existait-il une caste de non-fumeurs qui pouvait se permettre avec moi de mépriser les intouchables souillés par la nicotine. Ce fut tout à coup si cocasse que je risquai de réclamer une cigarette à mon voisin. C'eût été m'exposer à une remarque. Je n'en eus pas la force. Je me levai sans troubler son monde de silence, mais je me demandai dans quels raisonnements il s'était engagé, lui. J'eus le désir de le savoir. Pour la première fois ce que quelqu'un pensait avait de l'importance pour moi.

Je sortis. Il existait un tabac à proximité. Avec assurance je désignai à la buraliste le paquet de cigarettes anglaises que j'avais identifié dans le fouillis des rayonnages.

Ce fut loin des regards indiscrets, sur la route du front de mer, que je fumai ma première, cigarette. Avouerai-je que j'y pris un plaisir certain ?...

Dialogue cinq Le soleil plein le ciel