DIALOGUE CINQ
Le hasard
Elle
Le vert Véronèse
Je me demande parfois si le hasard existe, on s'il n'est pas un produit du subconscient. Ainsi je n'utilise jamais de réveille-matin mais très souvent je m'éveille précisément à l'heure et à la minute prévues. Il faut bien que quelque horloge intérieure se règle sur ma montre et déclenche le signal au moment voulu. Je me demande si le hasard existe mais j'en suis grandement tributaire, car il me permet de conserver une avantageuse sérénité en bien des circonstances. Sachant que le bus ne passe jamais à heure fixe, pourquoi me précipiter? Je marche à mon pas, et je l'attrape ou bien j'attends le suivant. Fatalisme? Je ne sais pas. J'aime prendre des décisions dans les cas où il me semble être assez libre pour le pouvoir. Sinon, je préfère me laisser conduire par mon instinct, ou par le hasard. Quelle fut la part de l'instinct et celle du hasard ce jour-là, je ne saurais le dire.
Je ne faisais consciemment rien pour la revoir. Au contraire, je ne voulais pas me laisser emprisonner par les apparences d'un sentiment qui me semblait difficile à justifier, puisque en principe je ne la connaissais même pas. J'avais agi comme si je ne l'avais jamais vue, passant la journée à mes occupations habituelles, du moins me semblait-il.
A la fin d'un après-midi banal à la plage, j'étais remonté comme d'habitude et j'avais pénétré dans la construction massive qui protégeait la fontaine avec un premier bassin de pierre. Elle était là, finissant de remplir sa gargoulette de terre mate et poreuse. Elle la laissa déborder quelques instants puis elle la posa sur le rebord du bassin. Elle prit une serviette qu'elle enroula sur elle-même, et la disposa en cercle sur le haut de sa tête. Puis elle posa la cruche dessus. Elle se retourna et me vit. Ses yeux éblouis par la lumière plus vive de l'extérieur clignèrent malgré elle. La charge fragile l'obligeait à se tenir très droite, et ses yeux et ses lèvres frémissaient légèrement. Dans son attitude je distinguai une grâce à la fois puérile et féminine qui m'enchanta, et je la regardai avec plus d'insistance que l'éducation ne l'aurait permis.
Je lui dis "bonjour" avec un détachement trop sensible pour être sincère. Elle répondit "bonjour monsieur" et elle sortit avec cette noblesse innée des femmes de son pays.
Je m'étais demandé la veille de quelle couleur pouvaient être ses yeux. J'étais arrivé à la conclusion qu'ils devaient être noirs pour s'harmoniser avec son teint hâlé et ses cheveux sombres. Je m'étais trompé. Ses yeux verts, pailletés d'or, nuançaient un visage qui aurait pu paraître un peu sévère. Au contraire, le vert Véronèse s'alliait parfaitement avec la peau ocrée et donnait à l'expression une douceur sauvage. Son "bonjour" était accompagné d'un sourire qui avait largement découvert des dents plus grandes que la moyenne et très blanches. Un de ces sourires très rares, sans demi-mesure ni arrière-pensée. Un sourire qui était tout pour moi en cet instant, mais qui serait aussi total pour la prochaine personne qu'elle rencontrerait sur le chemin. Celui-là m'était adressé, je le pris comme il venait.
La mer avait ce soir-là une teinte inaccoutumée. Peut-être ne prenait-elle ces colorations que dans mon imagination. Elle était vert Véronèse, et le soleil déclinant la pailletait d'or.
Les terrasses de pierres sèches étaient autrefois cultivées avec soin. Dans mon enfance j'en avais encore vues couvertes de tomates, de melons, d'aubergines, et irriguées grâce à des prodiges de minutie et de patience. Maintenant elles étaient envahies de broussailles, sèches en cette saison. L'eau de la fontaine ne servait plus qu'à entretenir le long de l'ancien canal une végétation, sauvage elle aussi, mais toujours verte. Ses traits n'étaient pas réguliers, mais ils avaient un dessin ferme et sûr. Sa voix avait la chaleur et le mystère d'un contralto. La mer était vert Véronèse. Le soleil pailletait ses yeux. La colline portait une tour sur sa tète avec une noblesse immémoriale. La brise me disait " bonjour monsieur " de sa voix de contralto. Je regardais la mer dans les yeux, je lui disais "je t'aime". Elle me répondait "moi aussi". Je la serrais dans mes bras. Elle avait un léger geste de réserve, puis elle appuyait doucement sa tête sur mon épaule, en silence.
Elle m'aimait, je l'aimais. Plus rien d'autre n'avait d'importance... Avais-je pensé tout haut, cela ne m'étonnerait pas. En prenant conscience du roman que je me racontais, je me souris avec une indulgence amusée. Mais je ne pouvais pas me cacher le trouble dans lequel cette rapide entrevue m'avait plongé. Je décidai de laisser le hasard s'occuper de mes intérêts car je ne voulais pas risquer de passer à coté de la-femme-de-ma-vie. Je croyais être équitable en prenant ce parti, car le hasard avait montré sa bonne volonté et j'avais sur la femme-de-ma-vie des idées très précises qui m'avaient presque découragées de jamais la rencontrer.
Une seule fois, je m'étais demandé si une jeune fille n'était pas celle que je cherchais. J'avais découvert que je l'aimais lorsque, la trouvant déprimée et triste, je l'avais questionnée, et elle m'avait répondu. que ce n'était pas toujours drôle d'avoir son fiancé loin pour longtemps. Ma consolation avait été que je connaissais le garçon et que je l'appréciais beaucoup, mais le coup avait été rude, et tout cela n'était pas très loin. La mer avait repris une couleur plus normale. Sous mes pas s'élevait une poussière verdâtre de schiste pourri. Le village gris et blanc au-dessus de moi s'accrochait acrobatiquement aux rochers surplombant la mer. J'étais heureux.