DIALOGUE TROIS

  

Eux

L'éclipse

L'objectivité

Ma réponse ambiguë

- Lui: Un revenant! Bonjour tout de même. Viens t'asseoir, le café refroidit.

- Elle: Où étais-tu passé hier, on ne t'a pas vu de la journée?

- Moi: J'avais besoin de silence. Je suis descendu sur les rochers de la marine.

- Lui: Et monsieur s'éclipse tout bonnement, et laisse tomber ses amis.

- Elle: Qu'est-ce que tu as fait pendant tout ce temps? Tu as dessiné ou écrit un roman?

- Lui: Oui, montre-nous ton carnet.

- Moi: Je n'ai rien fait du tout et mon carnet est encore vierge.

- Elle: Tu ne t'ennuies pas tout seul une journée entière?

- Moi: Je ne me suis jamais ennuyé quand j'étais seul. Eventuellement c'est en compagnie que je trouve le temps long,

- Elle: Nous voilà prévenus.

- Lui: Cigarettes?

- Elle: Merci.

- Moi: Non, je ne fume pas.

- Lui: Tu as tort, les cigarettes sont bon marché ici.

- Moi: Je trouve ridicule de fumer. Je n'en ai jamais eu envie.

- Elle: Du feu, s'il te plaît.

- Lui: Pardon.

- Moi: Quelles sont les nouvelles? Je n'ai même pas regardé les titres des journaux.

- Lui: Pour les journaux qu'on peut trouver ici... Tu n'as pas perdu grand-chose.

- Elle: Mais si, écoute! On a observé une multitude d'objets mystérieux dans le ciel pendant les dernières quarante-huit heures. Des savants se demandent sérieusement s'il ne s'agit pas de visiteurs d'une autre galaxie.

- Moi: Tous les étés nous avons la visite des martiens ou des lunatiques. A croire qu'ils sont membres du Club Méditerranée. Tu n'as rien de mieux à me proposer?

- Elle: Une éclipse totale de soleil pour bientôt, avec tous les détails.

- Moi: C'est mieux, je te le concède. Je me demande ce qu'un journal peut écrire de neuf sur une éclipse. Au fond c'est un phénomène relativement ,banal: La lune passe devant le soleil, le cache, puis s'en va, et c'est fini.

- Lui: Que dit la physicienne?

- Elle: Elle remarque simplement que cette fois il s'agit d'une éclipse totale. Elle se demande si vous vous rendez compte que l'ajustage est assez délicat. C'est de la mécanique céleste de haute précision.

- Moi: En tout cas je préfère la regarder de mes yeux que d'en entendre parler. Rien d'autre dans ta revue de presse?

- Elle: Si. Quelques divorces sensationnels. Un ou deux mariages dans des familles princières. Un banquier assassiné sur la plage de sa villa près de Cannes...

- Moi: Ne me dis pas que tu lis ces horreurs.

- Lui: Et pourquoi pas?

- Elle: Tu sais, les journaux impriment ce que les acheteurs demandent. Un journal n'est pas une entreprise philanthropique.

Lui: On devrait nationaliser les grands journaux. C'est vrai, il s'agit des services publics autant que la radio ou les

chemins de fer.

- Moi: Les journaux gouvernementaux existent déjà, mais on ne voit pas qu'ils soient plus sérieux pour autant.

- Lui: Je sais bien. Mais cela me dérange que des gens puissent manipuler les informations. Je trouve que l'information a quelque chose de sacré. Un journal devrait donner les informations brutes.

- Moi: L'objectivité...

- Elle: Mais tu ne te rends pas compte que l'objectivité est un simple produit de consommation. On vend de l'objectivité comme on vend les produits d'entretien. Tout le monde en vend. Les radios, la télévision et les journaux font la chasse à l'objectivité. C'est bien ~a le grave. Seulement avec cette information les gens ne font que de se contempler dans un miroir. Ils achètent simplement le miroir qui leur donne la meilleurs image de ce qu'ils sont, ou de ce qu'ils croient ou voudraient être. Ce n'est pas comme cela qu'on changera quelque chose.

- Moi: Tu parles comme une militante.

- Elle: Je suis militante, comme tu dis.

- Lui: D'ailleurs ton journal, n'était-il pas justement très orienté?

- Elle: Bien sur. Mais c'est là la véritable objectivité.

- Moi: Etre orienté? Voilà une définition qui a au moins le mérite être paradoxale. J'aime ce non-conformisme.

- Elle: Pour moi l'objectivité c'est tout regarder à travers le prisme de mes idées.

- Moi: C'est plutôt une belle définition du manque d'objectivité, ce me semble.

- Elle: L'objectivité n'est-elle pas chercher la vérité dans les faits et tâcher de la transmettre à travers l'information?

- Moi: La vérité oui, pas tes idées. Tu confonds.

- Elle: Je ne sais rien d'autre sur la vérité que ce que je pense être vrai.

- Moi: De plus en plus objectif.

- Lui: Qu'est-ce que la vérité?

- Elle: Ce qui change le monde. La vérité est dynamique. Elle change tous les jours. La vérité d'aujourd'hui c'est ce qui permet de préparer demain.

- Moi: Donnez-moi un ciseau et un marteau et je m'en vais graver cette sentence sur la cheminée.

- Lui: Tu n'aurais pas tort. Cette définition me plaît assez.

- Moi: Comment s'appelle ton journal?

- Lui: Il ne s'appelle plus. Il a été interdit. Subversif.

- Elle: Ce n'était pas mon journal. J'y collaborais simplement. Mais tout n'est pas fini. On ne rend pas muettes les idées en les bâillonnant. On a trouvé le moyen de faire reparaître le journal sous un autre nom.

- Lui: Tu es assez dangereuse dans ton genre.

- Elle: La femme fatale, dis-le tout de suite.

- Lui: Non, la passionaria, les yeux de braise, une volonté indomptable. Ecrivant un dernier article avec son sang. Et mourant pour ses idées. Tiens, l'objectivité ne serait-ce pas mourir pour ses idées, quand on en a?

- Moi: La cohérence, pas l'objectivité. Mais c'est bien. J'aime qu'on aille jusqu'au bout de ses idées.

- Elle: Tu vas jusqu'au bout de tes idées, toi?

- Moi: Pas toujours, mais j'essaie.

- Elle: Tu es resté chrétien?

- Moi: Oui. Qu'est-ce qui te le fait penser?

- Elle: Ta réponse ambiguë.

- Moi: Dis, tu n'es pas très flatteuse ce matin.

- Elle: Excuse-moi. Cela m'a échappé.

- Moi: Il est vrai que sur ce point nous n'avons jamais pu nous entendre. A cinq ans tu étais déjà anticléricale.

- Elle: Et toi très pieux.

- Lui: Vous vous ressemblez comme deux gouttes d'eau. Aussi susceptibles l'un que l'autre. Aussi intransigeants et idéalistes, et aussi incapables de réaliser du concret. Vous feriez mieux de regarder le monde en face. Tel qu'il est. Et de vivre au jour le jour. Vous seriez plus heureux et moins ennuyeux pour vos amis.

- Moi: Je voudrais te demander quelque chose.

- Lui: Volontiers, je t'écoute.

- Moi: Tu as choisi les études de médecine dans quel but?

- Lui: Pour gagner rapidement beaucoup d'argent.

- Moi: Ca ne prend pas. Il existe d'autres moyens plus expéditifs, vendre des yaourts-goùt-bulgare par exemple... Je suis sûr que c'est pour une autre raison.

- Elle: C'est vrai, moi je sais pourquoi.

- Lui: Toi, on ne t'a pas sonnée.

- Elle: Turlututu chapeau pointu.

- Moi: Je retire ma question puisqu'elle t'embarrasse.

- Lui: Non, je n'ai rien à cacher, mais c'est une longue histoire.

- Moi: Autrement dit, c'est par idéal que tu as choisi cette direction?

- Lui: Oui et non. Jusqu'au bac j'étais au séminaire. Ca t'étonne n'est-ce pas?

- Moi: J'ai vu pire. Continue.

- Lui: Les dernières années je vivais dans un état de crise totale. En fait j'avais complètement perdu la foi. J'ai donc quitté le séminaire, et je suis allé en faculté. Là j'ai choisi la médecine, mais sans idée préconçue. Peut-être par idéal, comme tu dis. Je crois plutôt que je n'étais pas capable d'autre chose, après l'endoctrinement subi pendant des années au séminaire. J'aurais pu faire psycho ou socio, mais cela ne me paraissait pas sérieux. Sciences-Po m'aurait plu, mais je ne suis pas assez brillant.

- Moi: Je ne me doutais pas que tu serais amené à de telles confidences. Si je l'avais su, je n'aurais pas insisté. Tu es donc encore plus ou moins chrétien toi aussi.

- Elle: Hé! toi, ne cherche pas à le récupérer. Je ne l'ai pas amené si loin pour cela. Je vais me sentir seule bientôt.

- Lui: Non pas le moins du monde. Du point de vue intellectuel j'ai résolu le problème de Dieu. Je n'y crois plus. Je n'ai pas besoin d'un après, ni d'un en-haut. Il me suffit de vivre et de travailler sur la terre. Le reste est le fruit de l'imagination et d'une recherche de sécurité. Quant à l'Eglise, elle m'écœure par sa richesse et ses compromissions. Il m'est donc impossible de continuer à en faire partie pour de simples raisons de convenance ou de collaboration à je ne sais quel but philanthropique.

- Elle: Ouf! Je me sens moins seule. Mais je ne comprends pas ta position, si ce qu'il dit est exact.

- Moi: Tu sais, au fond, je suis d'accord sur tout. Et je pourrais entrer plus avant dans le détail. Cela ne m'empêche pas d'avoir la foi.

- Elle: Pour le coup j e ne comprends plus. Je pensais qu'on avait la foi ou qu'on ne l'avait pas. Je ne vois pas la place d'un compromis. J'avais raison en parlant d'ambiguïté. Vous êtes tous pareils. Vous voulez passer pour ouverts à tout. Vous vous flattez d'être de gauche. Mais au fond vous gardez vos illusions spiritualistes et tout votre petit confort mythologique, sans vous rendre compte qu'ils sont incompatibles. Avec les bien-pensants, au moins on sait à quoi s'en tenir. Mais chez les gens comme toi, on se demande toujours si c'est de la chair ou du poisson.

- Moi: Qu'est-ce que j'ai fait pour m'attirer toutes tes foudres? En tout cas, pour moi la vie n'est pas une chose facile où l'on voit clair automatiquement. Où tout est blanc ou noir, sans nuances. La vie est pour moi un jeu difficile. Mais j'essaie d'en comprendre les règles au fur et à mesure que j'en ai l'occasion. Pas d'un bloc et d'une manière dogmatique. Ce qui est certain c'est que je joue le jeu avec la sincérité dont je suis capable, et qui est très relative. Mais quand je m'aperçois que je me raconte des histoires, je me flatte d'avoir l'honnêteté de ne pas le nier. Appelle cela ambiguïté si tu penses que c'en est. Pour moi c'est la recherche de la vérité.

- Elle: Mais la vérité, tu la possèdes en principe, puisqu'elle t'est révélée.

- Moi: Si cela peut te rassurer, la foi me coûte à chaque instant, parce que tout mon être se rebelle contre cet acte qui lui parait absurde.

- Lui: C'est là tout le problème. Tu acceptes un dogme, tu viens de l'avouer, qui va contre ton intelligence et contre la connaissance scientifique. Moi je ne peux pas accepter une prétendue vérité imposée par un système. La vérité que je cherche doit répondre à mes interrogations d'aujourd'hui avec les éléments de connaissance d'aujourd'hui. Je ne veux pas accepter une réponse préexistante, infaillible et immuable. C'est aller contre tout le mouvement de l'histoire et la montée

psychique de l'homme depuis son apparition. L'humanité est sur le point de prendre conscience d'elle-même, voilà l'important. Nous devons travailler à favoriser cette prise de conscience. Ce qui la retarde ou l'empêche, même si c'est avec les meilleurs sentiments, est un obstacle à balayer.

- Moi: Ne mélangeons pas tout. D'abord l'argument du scientifique est un peu spécieux: Je ne vois pas que la science ait donné une preuve irréfutable de la mort de Dieu, loin de là. Je t'assure que si je tenais cette preuve irréfutable, je ne la laisserais pas échapper. Ce serait infiniment plus confortable pour moi d'en être honnêtement convaincu. Mais je la cherche encore.

- Elle: Un à zéro.

- Moi: Ensuite je suis bien convaincu qu'il faut aider l'humanité à prendre conscience d'elle-même. J'ai pris conscience que je suis, je veux savoir qui je suis et pourquoi je suis. Je suis prêt à examiner toutes les réponses. Mais je ne veux sûrement pas en refuser a priori une qui fait précisément partie de la conscience de l'humanité d'une manière quasi universelle, celle d'un Dieu créateur. Il me semble que l'esprit scientifique consiste aussi à conserver comme des hypothèses de travail les théories qui se conforment le mieux aux observations, et non à rejeter toute théorie qui ne cadre pas avec un préalable abstrait.

- Elle: Deux à zéro... Vous êtes comiques avec vos disputes philosophiques et vous me donnez une irrésistible envie de prendre l'air. Ne croyez-vous pas que vous aurez le temps ce soir de vous lancer de grandes phrases?

Dialogue quatre Le soleil plein le ciel