DIALOGUE DEUX
La nuit
Mon rêve
Ma chambre n'était pas très grande mais je l'aimais bien. Elle était peinte à la chaux sur un rude mortier. Le sol était couvert de grandes tomettes hexagonales d'un rouge foncé. Elle était meublée d'un vieux lit de fer orné de boules de cuivre, d'une table de bois légèrement cirée, d'une chaise paillée, et d'une cantine de matelot. Ce qui lui donnait une note d'originalité bizarre, c'était un superbe et étrange costume de scaphandrier revêtant un mannequin comme une vieille cuirasse. Comment cet objet incongru avait-il atterri dans cette chambre, je n'ai jamais pu le savoir avec précision, les légendes étaient diverses, et les sources incontrôlables. Le fait est que, le soir, alors que le silence permettait d'entendre le ressac, et que les reflets de la lune sur la mer venaient jouer au plafond, souvent je m'étais pris à rêver de fabuleuses aventures marines, lorsque, tout jeune, j'étais déjà venu en vacances chez ces amis de la famille. Je n'allumai pas, tant ces lieux m'étaient familiers. Je me dévêtis rapidement et m'étendis sur le lit. Le chant des grillons et des crapauds emplissait l'air de stridences calmes. Au loin la mer ronronnait sagement.
Exposée au sud, la chambre était étouffante. Je n'arrivais pas à m'endormir. Je sautai de mon lit et sortis sur la petite terrasse. C'était une de ces nuits sans lune où le ciel parait encore plus transparent, où l'on s'attarderait indéfiniment à regarder les étoiles, de plus en plus nombreuses lorsque les yeux s'habituent à l'obscurité. Je m'assis le dos appuyé contre le muret tiède, la tête renversée sur le rebord. C'était une position que j'affectionnais. Elle me permettait de regarder le ciel. J'aurais voulu simplement me laisser porter par l'atmosphère très pure, la respirer avec le respect affectueux qu'on a pour un souvenir plaisant. La brise était tombée. La nuit me parlait avec une telle franchise et une telle amitié que je me sentais libre de me laisser aller à des confidences avec la même honnêteté. Nous avons parlé longtemps. Elle me racontait les mystères de l'infini, du jeu des astres. Je m'extasiais devant la précision singulière du mécanisme universel. Je m'étonnais de trouver si beau l'effet du hasard qui avait disposé les constellations. Je voyageais à des millions d'années lumière pour voir de plus près les galaxies.
La nuit me pénétrait par tous les pores. Quand elle eut pris possession de moi, elle me dit une chose qui me surprit, mais je la crus parce que j'étais sûr de sa parole. Elle me demandait si je savais que je portais en moi une nuit encore plus chargée d'étoiles que le cosmos, plus mystérieuse et plus accessible à la fois. Je dus lui répondre oui. Mors elle me demanda de lui parler de moi. Je lui racontai mon rêve.
Je m'étais trouvé ballotté par une mer démontée. Je n'étais pas loin de la côte mais je n'arrivais pas à la rejoindre. Elle était d'ailleurs inhospitalière, grande falaise grise sous un ciel lourd. La tempête faisait rage et mes efforts pour retourner à la rive étaient vains. Lorsqu'enfin un pâle soleil éclaira la surface glauque, la terre était à l'horizon. La bourrasque reprit, tourbillon où il n'y avait plus de démarcation entre le ciel vert et la mer grise. J'aurais dû avoir peur, et pourtant je comprenais qu'il fallait me confier totalement aux éléments, sans crainte.
Le flot me conduisit jusqu'à une grotte marine où il déposa ma barque sur une grève de cailloux ronds et noirs. Un trou dans la voûte laissait entrevoir les lueurs d'une aube rassurante. Je gagnai le port le plus proche où d'autres bateaux avaient déjà trouvé un refuge, mais la mer s'étant calmée, je préférai continuer le voyage. Un soleil nouveau sortait de la mer comme un bouton de rose aux pétales couverts d'écume blanche. Je longeai une côte accueillante. Au loin des villes dessinaient l'horizon de leurs coupoles rouges.
L'accalmie fut de courte durée. La tempête reprit avec rage, et lorsqu'elle cessa, mon bateau n'était plus qu'une épave ridicule sur le sable blanc et fin d'une plage démesurée.
Je compris que cette épave c'était moi, mais que je ne devais pas avoir peur. Des pêcheurs rassemblèrent les restes des membrures et de la quille pour allumer un grand feu. Je brûlai en m'abandonnant corps et âme à ce feu qui me consumait. Un instinct plus ancré en moi que l'instinct de conservation m ' assurait que mourir ainsi était plus vital que la vie même. De fait mon bateau se reconstitua dans le brasier, et quand il reprit le voyage il était plus marin qu'avant. Avec lui je continuai l'aventure sur une eau d'un azur profond, qui changea bientôt de couleur. Elle s'éclaircissait, prenait des nuances d'or et d'argent mêlés de turquoise, puis tout devint blanc. Je n'étais plus sur la mer mais sur une terre légère, transparente, presque impalpable. J'avançais, et mon émerveillement devenait de plus en plus vif. Tantôt le ciel était solide et la terre inconsistante, tantôt la terre solide et le ciel inconsistant. J'avançais dans un monde où les distances n'avaient pas de mesure, où les temps tour à tour paraissaient éternels et instantanés. Saules la ligne de l'horizon et les fines branches d'un arbre sec avaient la précision de la réalité. Le sol montait lentement devant moi vers un soleil qui n'était que la condensation fantastique du ciel lui-même.
La nuit me demanda mi-sérieuse mi-souriante, avec cette expression qui me plaisait tant chez elle, comment j'interprétais ce rêve. Je lui répondis que je me refusais à l'interpréter, ce qui n'était pas tout à fait vrai, et que j'aurais aimé savoir son opinion, ce qui était beaucoup plus sincère.
Elle me répondit par une pirouette en me susurrant que, si elle avait provoqué ce rêve, c'était précisément parce qu'elle ne pouvait pas me dire autrement ces choses-là. Et je compris, d'une part qu'il valait mieux ne pas insister, d'autre part que mon interprétation risquait d'être la bonne.
Ce soir-là je n'avouai pas à la nuit ma rencontre à la fontaine. Pourtant pendant toute la soirée, chaque fois que mon esprit vagabondait, je le retrouvais assis sur la margelle, les mains plongées dans l'eau presque froide.