DIALOGUE UN

  

La remontée

Le chaud, le dur, l'humide

Un émoi

C'était à la fin d'un jour brûlant. Dès le matin le soleil avait été plus ardent qu'à l'accoutumée. Peut-être était-ce une simple impression, car les journées rivalisaient de lourdeur. Une brise moite venait de se lever. Les oiseaux s'appelaient timidement, la voix encore rauque sous les feuilles déjà bruissantes. Je remontais assez rapidement le sentier. Et comme cet effort m'essoufflait, je m'arrêtais de temps en temps et regardais, tantôt en bas, vers la plage dont je venais, tantôt vers la hauteur. Je préférais regarder vers la plage et la mer, car de ce côté l'horizon s'élargissait, un sentiment de profondeur et de maîtrise s 'insinuait en moi devant cette grande solitude où j'avais trouvé une délectation triste.

Vers le haut an contraire, mon regard était arrêté par une végétation qui retournait à l'état primitif, où les vignes, les figuiers et les ronces se disputaient les terrasses disposées en cascades sur la pente.

Là-haut, ce serait bientôt le village, les autres, le bruit. Une étape, une dernière escale avant de retrouver d'un bloc ce que j'avais fui le matin, serait la fontaine d'eau délicieusement fraîche qui jaillissait dans un édifice curieux, mi-creusé dans le rocher, mi-bâti en pierres sèches.

Chaque fois que je remontais de la plage, je m'arrêtais un moment pour me baigner les mains et le visage. C'était devenu comme un rite, et j'attendais avec un plaisir anticipé la caresse froide de la brise et le goût fade de l'eau.

Je ne m'attendais pas à rencontrer quelqu'un aussitôt. J'étais encore perdu dans les rêveries d'une journée solitaire. Au lever, sans rien demander à personne, j'avais pris les quelques fruits et le bout de pain qui seuls pourraient me convaincre de manger à la plage, et j'étais descendu. J'avais emporté seulement le carnet et le crayon qui ne me quittaient jamais en ce temps-là. Pourtant je n'avais rien écrit ni dessiné de tout le jour. En vérité depuis mon arrivée je n'avais encore rien fait, et c'était une des raisons de mon escapade. Je n'arrivais pas à me situer, à me retrouver. J'avais besoin de silence, de beaucoup de silence.

En bas, je n'avais pas bougé. A part un rapide bain, - je n'aimais pas me baigner seul -, j'avais trouvé un rocher qui semblait disposé là à seule fin de me servir de chaise-longue, et m'étais étendu au soleil sur la pierre chaude. Ce contact avec la matière, brute mais chaleureuse, m'avait réconforté doucement, sans heurt, et j'avais ainsi passé dans un semi-coma des heures dont je ne sais trop si elles étaient de conscience ou de rêve. De fait, un peu hébété et ébloui par tant de soleil, sans sortir d'une rêverie dont je ne me rappelai rien, je m'étais surpris à ramasser des arapèdes.

J'agissais par réflexe, et le dérapage brusque de la lame qui me servait de levier contre une coquille rebelle m'avait éveillé. J 'avais rassemblé un petit tas de coquillages et je m'étais décidé à en manger la chair coriace avec la joie de celui qui a gagné durement son repas. Puis j avais entrepris de dénicher un filet d'eau qui devait couler quelque part entre les rochers. Recherche hasardeuse, ponctuée de sauts, de rochers chauds en rochers brûlants, tempérée de haltes dans des flaques d'une eau épaisse et tiède. Quelques touffes d'une menthe odorante avaient trahi la source. Le reste de la journée s'était écoulé lentement. Je recommençais à me sentir vivre. Je n'étais pas précisément heureux, ni malheureux. Mon état n 'était pas encore défini. Simplement le contact avec le chaud, le dur, l'humide, m'avait comme fait reprendre pied sur la réalité.

J'établissais à nouveau des relations essentielles avec un quelque chose que je n'aurais pas su préciser, qui était à la fois extérieur et intérieur. Fait de ma substance comme moi de la sienne. Partie de moi-même, et moi pourtant engendré par lui.

J'avais passé là une journée où l'on se retrouve comme un enfant contre sa mère, rendu assez fort par cette proximité pour s'enhardir à faire quelques pas tout seul. Il est étrange que ce soit précisément vers le soir d'une telle journée que je l'ai vue pour la première fois. Maintenant que j'y repense, peut-être l'avais-je déjà rencontrée auparavant et ne l'avais-je même pas remarquée. Ce soir-là j'étais dans de telles dispositions que sa vue ne pouvait que me troubler. Tel le visage dévoilé de cette présence subtile qui m'avait accompagné tout le jour.

La première fois, je n'ai pas vu son regard, elle baissait les yeux vers la cruche de terre qu'elle remplissait à la fontaine. Il ne me reste presque rien de cette entrevue. Une silhouette noire, beaucoup plus une reconstitution qu'un souvenir précis. La noblesse de sa démarche, pendant qu'elle portait la cruche pleine sur la tête. Bien peu de choses. Et pourtant dans mon cœur, ce qui doit s'appeler un émoi. Quelque chose de profond et de superficiel à la fois. Un serrement et une explosion.

Je ne m'étais pas rendu compte que c'était sa présence qui avait provoqué cela, et me sentant subitement très las je m'étais arrêté comme d'habitude, j'avais bu quelques gorgées de l'eau glacée et m'étais mouillé les mains et le visage. Ensuite j'avais repris la montée. Le soleil finissait paresseusement de se perdre dans la mer comme un gros ovale paterne à la limite d'une eau nacrée et d'un ciel d'opale. Les pierres du chemin avaient une couleur insolite, les herbes sèches étaient plus dorées que d'habitude, la poussière elle-même formait comme un tapis précieux. Je crois que dès ce soir-là j'étais tombé amoureux.

Dialogue deux Le soleil plein le ciel