L'arbre de feu (6)
Brasilia I
Admiratif et pourtant perplexe
sans mot dire
je traverse, ébloui, les espaces neufs
et sévères de Brasilia
la capitale adolescente
déjà attendue
par les défiants héros
écartelés et pendus
de quatre-vingt-neuf
l'an de grâce révolutionnaire
au Minas Gerais comme à Paris
puis dans un songe prémonitoire
apparue à don Bosco
le saint des prolétaires
et des enfants des rues
et d'une terre rubescente
surgie, comme par magie incantatoire
dans les années soixante
de la paranoïa
sans complexe
du président Kubitschek
et du crayon élégant et fort
mais parfois hâtif
et suspect de mégalomanie
griève
du génial architecte
Oscar Niemeyer
(ceux mêmes de Pampulha
de splendide mémoire)
mais j'aurais tort
d'en médire
inquisitorial
et candide malotru
car les rêves les plus déments
les plus absolus et solitaires
voire excessifs et même totalitaires
comme c'est le cas, hélas ! de Brasilia
s'ils furent sincères
et créatifs
ont droit au respect
instinctif et loyal
que les vivants
doivent aux morts
et les fils à leur père.
Brasilia II
Un iconoclaste
ecclésiastique
badigeonne
sans vergogne
d'un latex
impudique
la chaste
fresque
de la Madone.
Maranhão I
Entre l'étroit ruban
d'argile
dure
où roulent à tombeau ouvert
les landrovers
agiles
et la forêt
de babaçu
entre le rouge stérile
et le vert
luxuriant
là où
moururent
faméliques
des familles entières
chassées de leurs terres
par des juges iniques
riant
les pauvres croix de bois
et de fonte
plantées de guingois
au pied des palmes d'or
crient l'abandon
et la honte
de ceux qui n'ont
pas
de place ici bas
sinon
morts.
Maranhão II
Un vieux vacher
inculte
venu on ne sait d'où
mort on ne sait quand
fait l'objet d'un culte
sincère
si grand et si doux
parmi les siens
les pauvres gens
du Maranhão
qu'il a bien l'air
d'un saint
occulte.
Maranhão III
Un Michelange
chirurgien
un scalpel artiste
à la main
occupe ses vacances
à sculpter en silence
dans la chair triste
des sourires d'ange.
Maranhão IV
Les bons sentiments et les aides internationales mal pensées peuvent faire régresser du tiers au quart monde, de la pauvreté digne à la misère crasse, de la beauté ancestrale à une moderne laideur.
Manaus
En aval
de l'hémisphère
d'émail
que le soleil bariole
du théâtre
municipal
et des pilastres
de fer
marché Eiffel
à Manaus
opiniâtre
capitale
qu'enserre
le cancer
vert
équinoxial
j'ai vu le viol
rituel
et fier
de tes eaux
de jais
vierges
et noires.
Au large
de tes berges
de boue
sombre soie
où se joue
insouciant
et sage
le dauphin blanc
arc
de lumière
dans le sillage
obscur de la barque
n'y pouvant mais
j'ai vu
les démons
blonds du limon
des Andes
mêler à jamais
la terre
brune
des monts
au ciel sans lune
de tes abysses
limpides qu'elle métisse
et corrompt
qu'elle oblitère
et emprisonne
qu'elle empoisonne
et désespère.
Sur le gaillard
d'arrière
d'un lourd rafiot poussif
aux planches
d'acajou
massif
parmi les touristes braillards
et les guides aphones
j'ai vu avec stupeur
sur leurs chevaux d'écume blanche
naître les Amazones
fleuve superlatif
mer qui coule vers la mer.
Mais amer
j'ai le cur
gros
c'est le Rio Negro
que je pleure.
Belèm I
A midi cinq
heure solaire
le toit de zinc
brûle la culotte
et le derrière
de l'artiste
que le vent décoiffe
l'astre au zénith
l'éblouit
son chapeau
de paille de riz
flotte
penaud
sur l'eau putride
un matelot placide
le pêche de sa gaffe
habile.
Dessous
des emballages vides
une entière famille
sans le sou
a élu domicile.
Sur le quai du Vero Peso
au port de Belèm
l'atmosphère est pleine
des fragrances
mêlées de poisson frit
d'urine rance
de mangues pourries
de bois de santal
et de noix de cajou
le fleuve se déploie
étale
large comme une mer.
Le marché des Anglais
témoin désuet
de l'ère du caoutchouc
est un château Tudor
aux tours de fer
qui se mirent
fières
dans l'eau d'or.
Ici l'on vendait autrefois
les hommes forts
à la criée
et criaient
leur désespoir
les enfants noirs
qu'à dessein
on arrachait des seins
d'ébène
de leur mère.
Le fleuve encor
charrie la peine
des enfants morts
do do l'enfant do
l'enfant dormira bientôt.
Mais fiez-vous à l'eau qui dort !
Au port
de Belèm
le fleuve d'or
dans ses flots
charrie l'ébène
du Rio Negro.
Belèm II
Les nymphéas
pourris
qui flottent
à la surface
indigo
du marigot
sont des faces
de soleils inca
brodées
sur l'eau
morte
par les doigts
d'une fée
avec des fils d'or
et de soie.
Rio I
Ils sont sans défaut
bronzés et dispos
tous ces corps
presque nus
qui déambulent dans les rues
de Rio
où tout est décor
et apparence
de jouvence.
Pour obtenir la forme prescrite
ces bagnards de l'esthétique
sans repos
font souffrir
leurs vieilles peaux
pour être belle
pour être beau
pour encore pouvoir séduire
après la ménopause
pour que le temps rebelle
fasse une pause
et que malgré son âge
l'on ose
encore sortir
sur la plage.
Rio II
Les riches qu'à raison
terrorise
la fureur explosive
des favelas
sises
à un jet de pierre
de leurs villas
se claquemurent
derrière
les hauts murs
et les chevaux de frise
de leur prison
aux barreaux d'or.
Mais à quoi bon
l'abri
incertain
des miradors
et les portes d'acier
de leurs fortins
et leurs gardes robustes
s'ils cherchent en vain
le sommeil de l'injuste
dans le linceul
de soie
de leur amour de soi.
Rio III
Comment voir
sans détresse
la candeur mulâtresse
d'un gamin de la rue
à jeun
qui geint ?
Il faut pourtant manger
et boire
dans la lumière crue
du fastfood
sous la protection rapprochée
de vigoureux vigiles
à la main lourde.
Rio IV
Les gamins des rues
dorment dans des sacs
bercés par le ressac
avant que les déniche
les tabasse et les tue
l'Escadron de la Mort
pour le repos des riches
au nom de la vertu
offensée par leur vue
et du droit du plus fort.
Portrait de groupe
Ils feront le Brésil
de demain
de leurs mains
viriles
à leur image
et ressemblance
leurs visages
ouverts
offrent au regard
toutes les nuances
du métissage
dont ils sont fiers
et leurs histoires
sont tissées
de souffrances
et de rage
de pleurs
et de pitié
d'espoir
et de ferveur.
Les grands-parents
de Dorival
ont quitté
si précipitamment
leur Italie natale
où ils souffraient la faim
qu'ils n'ont rien emporté
de leur passé
que la nuit
de l'oubli
sans fin.
João
est petit-fils
d'Allemands
démocrates
qui ont fui
les nazis
à la hâte.
Les aïeux
de Manu
solide
Indien tupi
ont survécu
surpris
au génocide
odieux.
Le bisaïeul maternel
d'Emmanuel
de Paul
et de Dominique
fut chassé
de Sébastopol
par les armées
bolcheviques.
Les parents
de Saad
le subtil
ont quitté le Croissant
fertile
quand la Sublime Porte
malade
fut mise à la porte
de l'Empire Ottoman.
La famille de Luis
est venue jadis
du Japon
achetée
à vil prix
par des planteurs
de café
fripons.
Abrão
aux yeux
intelligents
et graves
est descendant
d'esclaves
malheureux.
Les modestes
parents d'Alois
le métisse
possédaient un champ
famélique
dans le nordeste
ils durent le céder
endettés
à un sucrier
habile
qui distille
du carburant
écologique
largement subventionné
par la dette
publique.
Raimundo
le sage
naquit dans un mocambo
morose
de père inconnu
et d'une mère-courage
ses frères sont morts déjà
dans la rue
d'overdose
et du Sida.
Nelson
est de ceux
qui pleurent
au fond d'un cur
généreux
le déshonneur
des bains de sang
et les avantages
indécents
de l'esclavage.
Arbre de feu
1
Homme de douleurs
quelle que soit ta couleur
tu plonges tes racines amères
dans une sombre terre
gorgée de pleurs
de sang
et de sueur.
2
Autant il faut aux racines descendre
pour que les branches s'étendent d'autant.
3
Il lui faut des racines de cendres
profondément poussées dans une terre d'ombre
pour qu'un arbre de feu puisse prendre
et fleurir en gerbe de diamants.
Autoportrait
1
Mon cur, laisse monter le feu ardent
qui sourd de tes plaies sans nombre
c'est la sève d'un nouveau monde
qui naît sur les décombres
immondes du monde précédent.
2
Brûle, mon âme
dans la nuit
d'amertume
de ma foi
qui vacille
droite flamme
qui scintille
et qui luit
consume
jusqu'à l'ultime goutte
la cire brune
de ma vie
et guide malgré mes doutes
ceux qui suivent la route
commune
que je suis.
3
A gorge déployée
oh ! toi, ma voix
éraillée
crie des toits
les vérités qui furent
trop longtemps bâillonnées
dis que la coupe du temps est pleine
prête à déborder
dis que les blés sont mûrs
pour la moisson
dis que vient la relève
et que le jour se lève
sur les méchants et sur les bons
dis, oh ! dis-le sans trêve
que la morte saison
de la haine
est passée.
4
Et toi, ma main
de peintre et d'écrivain
trop fine
et trop fragile
pour un labeur
utile
pour pétrir le pain
ou pour les durs labours
du moins
quand tu peins
quand tu dessines
que tes tableaux
que tes esquisses
apaisent la faim
de justice
de qui attend en vain
derrière ses barreaux
qu'on le délivre
et que tes chants
et que tes rimes
impriment des sillons de feu
dans le champ
ténébreux
des livres.
5
Pleurez, mes yeux
s'il vous reste des larmes
pleurez tout votre soûl
mais ne cessez de voir
couver dessous
les cendres noires
et le gel des âmes
le chaud et clair feu.
6
Et vous mes pauvres pieds
mes jambes qui flageolent
jusqu'à mon dernier souffle
jusqu'au dernier adieu
jouez humblement votre rôle
et me veuillez porter
au profond de leur geôle
vers ceux qui souffrent
pour que je les console
s'il se peut, de mon mieux.
7
J'ai donné ma langue dépendue
au chat de la mère Michel
pour me réduire au silence.
Avec mes longues oreilles
j'entends les confidences
sourdes des curs éperdus.
8
Oh ! toi, mon vieux visage
que tant de fois je dévisage
et depuis la première ride
jusqu'au dernier cheveu
je vois vieillir dans la glace
efface ton stupide
sourire ringard
purifie ton regard
vide ; nettoie tes yeux
si tu veux voir la couleur du ciel
dans les espaces éternels
le temps n'est plus des hélas !
il est temps de regarder en face
le temps qui passe
et d'être heureux.
Ciels brésiliens
Impatients au bout de leurs fils
ils se disputent à qui mieux mieux
l'empire des cieux
les cerfs-volants indociles.
Vol Rio-Paris
1
Tour à tour et parfois ensemble
il me semble
que je suis toi que je suis lui
il se fait un étrange
échange
qui nous change
tu es moi
toi et moi sommes lui.
2
Je porte en mon sein
pour leur donner le jour
tant d'autres moi-même
en qui je vois
des graines
de saints
que mon âme trop pleine
d'amour
saigne
aux stigmates
écarlates
de leurs croix
et que mon cur éclate
de joie et de peine.
3
Je suis le marchand de soie
et d'épices
qui brave l'inconnu
pour ouvrir une voie
plus propice
de Cipangu.
Je suis l'Amérindien
paisible
qui reconnaît joyeux
dans l'homme blanc
débarquant
de la mer
le légendaire
retour de ses dieux
tutélaires
je suis l'Amérindien
en colère
et je pleure
amèrement
l'irrésistible
avènement
des dieux inhumains.
Je suis le conquistador
que guide
seul l'appât de l'or
je suis le conquistador
cupide
rongé de remords.
Je suis l'Inquisiteur
hagard
qui médite
le chercheur
d'or sans espoir
de pépite
le bagnard
qui purge la peine
qu'il mérite
l'esclave noir
dans ses chaînes
qu'il traîne.
4
Rien d'humain
ne m'est étranger
ni en bien
ni en mal
doux et brutal
pur et pervers
je suis tout un
avec celui qui aspire
tant au meilleur
qu'au pire.
5
Pour tous ceux que j'aimais
j'ai ouvert une porte et tracé une drève
qui me restent fermées à jamais
et j'en crève.
6
Je suis écartelé
entre la peur et l'espoir
la joie et la douleur
la honte et la fierté
la paix et la fureur.
7
Je porte dans mon cur
blessé
tous les stigmates de l'Histoire.